L'ostentatoire
ostensoir

 

Un beau jour de Juin, Patrick avait invité son ami Pierre à venir dans la petite cité médiévale, où se trouvait la grande cathédrale-basilique, pour la célébration de la Fête-Dieu.

Pierre n'était pas catholique, mais Patrick si. Et Patrick, se demandant pourquoi un jeune homme aussi profond que Pierre n'embrassait pas la religion catholique, espérait bien que, impressionné par le faste des Fêtes catholiques, Pierre allait, lui aussi, devenir un bon catholique...

La Fête-Dieu, c'était un grand moment, haut en couleurs, dans la liturgie catholique. C'était le moment, particulièrement solennel, où le Dieu présent dans l'Hostie était présenté par l'évêque en personne, devant la foule en liesse, dans les rues de la ville...

Partant du chœur de la cathédrale, la procession s'était déjà mise en marche... L'évêque, au profil de corbeau, paré de tous ses somptueux atours, et suivi d'un impressionnant cortège brandissait, brillant comme un soleil, haut au-dessus de lui, l'ostentatoire ostensoir...

Pierre regardait la foule dévotement s'incliner autour de lui. Tous, y compris Patrick juste devant lui, baissaient déjà la tête et s'agenouillaient en adoration devant l'ostensoir s'approchant...

- Qui vénèrent-ils donc ainsi? demanda naïvement Pierre, toujours debout derrière Patrick, toujours agenouillé et tête baissée.

- Chut! lui susurra Patrick sur un ton de reproche, c'est Dieu Qui est là présent dans l'Hostie au milieu de l'Ostensoir!

- Dieu!?! Dans ce petit rond blanc au milieu de cet objet doré!?! Tu plaisantes?

- Pas du tout! Mets-toi à genoux! Ton attitude est irrespectueuse! De plus, l'ostensoir n'est pas doré, mais il est en or!

- Moi, à genoux devant un petit bout de pain blanc tout rond!?! Eh! tu m'as regardé???

Tandis qu'ils parlaient, l'évêque Athanase s'était approché avec son ostensoir bien haut au-dessus de sa tête, contemplant avec satisfaction la foule prosternée devant lui...

Tout à coup, il aperçut - ô horreur! - un jeune homme blond se tenant bien droit devant lui, juste au deuxième rang, lequel jeune homme - suprême impudence - le regardait, lui, bien dans les yeux...

Il le fustigea du regard, mais le jeune homme ne broncha pas.

Alors, il lui cria:

- à genoux! Sacrilège! Blasphémateur! Prosterne-toi devant ton Dieu Qui Se tient là devant toi! Courbe l'échine, pécheur à la nuque raide!

Entendant cela, Patrick, malgré lui, osa redresser la tête et vit l'évêque en grand courroux. Il se tourna vers Pierre et lui dit:

- Tu vois, je te l'avais bien dit qu'il fallait t'agenouiller! Ton attitude est blasphématoire!

Mais Pierre continuait à rester debout, droit comme un I, souriant paisiblement.

L'évêque s'était arrêté avec toute sa suite de prêtres et d'enfants de chœur. Il attendait l'effet de son ordre. En vain.

De longues secondes s'écoulèrent ainsi. La foule commençait à redresser la tête pour regarder ce qui se passait...

L'évêque, voyant que sa précédente diatribe n'avait pas suffi, pour finir, se décida à reprendre la parole:

- Comment oses-tu te tenir debout, mécréant, quand ton Dieu passe devant toi?

Alors Pierre, tranquillement, répondit :

- Ce n'est pas Dieu Qui passe devant moi!

- Et qui donc, alors?

- Vous!

- Moi, je suis présentement le Porte-Dieu sur Terre. C'est devant Lui que tu dois t'incliner!

- Ce que vous portez n'est qu'un objet brillant et rayonnant, au centre duquel vous avez placé un petit bout de pain blanc azyme...

- Ne sais-tu pas, malheureux, que le Fils de Dieu a dit: "Ceci est Mon Corps, Ceci est Mon Sang!"?

- Le Corps et le Sang terrestres de Jésus n'étaient pas Dieu, et le Pain et le Vin symbolisent uniquement le Sacrifice qu'Il a fait pour les êtres humains en venant, en proie à l'hostilité, apporter la Parole de Dieu sur Terre, mais toi, Athanase, en vénérant un objet matériel terrestre comme étant Dieu, tu t'adonnes, devant tous, au péché d'idolâtrie, à la transgression du Premier Commandement, le plus important de tous! Pire que cela, profitant de la position qui est la tienne, tu incites, au Nom de Dieu, des milliers de "fidèles" à faire de même! C'est toi le blasphémateur, toi le sacrilège, c'est toi qui as la nuque raide!

Pierre avait parlé très vite, les mots avaient coulé de sa bouche comme un fleuve puissant, balayant d'avance toute objection sur son passage...

De fait, l'épiscope Athanase ne savait plus quoi répondre. Que disait ce présomptueux-là? Comment avait-il pu s'abaisser à argumenter en public, au cours de la grande procession annuelle, avec un ignorant prétentieux? Pour garder la face, il fallait en finir promptement.

Toisant l'insolent, il déclara péremptoirement:

- Tu ne sais rien! Toutes tes paroles témoignent de ton ignorance. Comment oses-tu discuter avec le représentant de Dieu sur Terre, lequel a étudié la théologie pendant des décennies, et déjà à une époque où tu n'étais même pas né!?! Tu ne mérites pas une parole de plus!

Faisant signe aux "fidèles" de baisser de nouveau la tête devant Dieu passant devant eux et sans accorder plus d'attention à son contradicteur, il se remit en marche, protégé par son ostensoir, reprenant son cantique en latin, auquel personne ou presque ne comprenait goutte...

Mais Pierre reprit la parole, et se tournant vers la foule, s'adressa à elle:

- Vous attendez-vous à ce que votre Dieu descende dans cette hostie interchangeable, comme explication pour le fait que vous vouliez lui attribuer les honneurs divins?

Un murmure se fit entendre dans la foule...

Pierre reprit:

- Ou peut-être vous imaginez-vous que Dieu, par la consécration de l'hostie par l'évêque Athanase, serait contraint de descendre en elle? Pouvez-vous croire cela sérieusement!?!

Une partie de l'assistance s'était tournée vers lui, tandis que l'autre reprenait le cantique en latin, comme si de rien n'était... Plusieurs le regardaient dans les yeux, avec une stupeur non dissimulée.

Pierre poursuivit:

- Une telle consécration n'est même pas suffisante pour établir une simple liaison directe avec Dieu; cela n'est pas si facile que cela. Un simple être humain, même un évêque ou un pape, ne peut pas du tout accomplir cela!

Une femme se mit à crier:

- Taisez-vous! Vous blasphémez!

Mais Pierre n’y prit pas garde et continua calmement:

- Lorsque vous vous prosternez devant l'hostie dans l'ostensoir, vous n'êtes pas différents des "sauvages" qui, eux, se prosternent devant des totems taillés dans du bois, vous êtes comme les adorateurs du soleil ou de l'oignon, vous êtes des idolâtres!

La femme hystérique, un instant silencieuse, se remit à crier:

- Faites-le taire, il offense notre évêque!

Mais, à côté d'elle, un homme très vigoureux l'attrapa, la décolla du sol et la regarda dans les yeux en lui disant:

- Si je t'entends encore, tu as ma main sur la figure!

Du coup, la femme se calma instantanément, et quitta prudemment la place.

Tandis qu'une partie de la foule, qui avait jeté des pétales de fleurs sous ses pieds, suivait l'évêque en reprenant le cantique en latin, une autre partie s'était attroupée autour de Pierre, que Patrick regardait, complètement médusé, hésitant entre indignation et admiration...

Pierre reprit:

- Lorsque vous vénérez l'ostensoir, alors vous violez ainsi la plus haute Loi de Dieu, car vous voyez Dieu dans un petit bout de pain rond placé dans un objet en or - certes un bel objet, mais un simple objet matériel! -  et vous en attendez une grâce et une bénédiction particulières!

« Mais votre supposition est fausse, votre attente est malsaine et dénuée de tout fondement, et votre disposition intérieure est coupable, elle constitue une véritable transgression du Premier Commandement, un véritable et évident péché d'idolâtrie!

Alors que quelques-uns de ceux qui s'étaient regroupés autour de Pierre étaient suffoqués et rouge de colère, d'autres étaient visiblement interloqués, se sentant fortement interpellés par ce jeune homme, dont le langage si direct était tellement éloigné des paroles pleines d'onction de leur évêque.

- Et plus vous pratiquez une idolâtrie de ce genre avec ferveur, plus vous vous tenez coupables devant votre Dieu que vous vous imaginez ainsi honorer!

« Pourtant, réfléchissez, et si possible sérieusement! Ce n'est pas en vain que Dieu vous a donné la faculté de penser. Alors vous devez obligatoirement en venir à éprouver un conflit intérieur, que vous ne pouvez que temporairement assourdir, et uniquement par la violence, par le tort résultant de votre foi aveugle, tout comme les fainéants, par leur paresseux sommeil, négligent leurs obligations quotidiennes.

« Si vous êtes des êtres humains sérieux, alors vous ne pouvez pas faire autrement que de ressentir absolument que vous devez, en premier lieu, rechercher la clarté dans tout ce qui doit vous être sacré!

« Combien de fois Jésus, que vous voulez pourtant honorer, n'a-t-Il pas dit, à ceux qui veulent Le suivre, qu'ils doivent, pour en tirer profit, c'est-à-dire pour parvenir à l'Ascension spirituelle et à la vie éternelle, vivre en fonction de Ses enseignements. S'il vous a dit que vous devez vivre en fonction de Ses enseignements, alors cela veut dire qu'il est faux et qu’il ne sert à rien d'accepter passivement Ses enseignements, et qu'il est encore plus faux d'accepter passivement, sans réfléchir, les interprétations faites par d'autres, lesquelles sont, le plus souvent, considérablement déformées, surtout lorsque ceux qui les délivrent ont pour but le maintien de leur pouvoir et de leur influence terrestres!

« Commencez donc, maintenant, à penser correctement, à suivre tous les événements tranquillement et attentivement, et à les ordonner logiquement l'un en fonction de l'autre, alors vous parviendrez de vous-mêmes à la conviction que Dieu, dans Sa Pureté parfaite, en fonction de Sa propre Volonté créatrice, ne peut absolument pas venir sur la Terre! Et vous cesserez, dès lors, de vouloir adorer une rondelle de pain blanc, fût-elle placée dans un ostentatoire ostensoir!

Patrick, qui n'avait jamais vu son ami Pierre dans un tel état de véritable prédicateur et s'était levé, était retombé à genoux, cette fois non plus en une fausse vénération mais parce qu'accablé par le remords provoqué par sa soudaine prise de conscience! En quelques instants le voile s'était déchiré de ses yeux, et lui qui, il y a seulement un quart d'heure, était encore fier d'être un bon catholique et rêvait de convertir son ami Pierre, avait soudainement compris que le clergé l'avait conduit dans des directions aberrantes allant à l'opposé de la Volonté Divine, et que s'il avait cru, de bonne foi, toutes ces faussetés, c'était, au-delà du décorum qu'il appréciait, fondamentalement à cause de sa propre paresse d'esprit à lui!

Et Pierre, qui voyait l'effet de ses paroles chez plus d'un auditeur, conclut alors sa harangue par ces mots:

- En vous-mêmes se trouve un Autel qui doit servir à l'Adoration de votre Dieu! Cet Autel, c'est votre propre faculté de ressentir. Détournez-vous résolument de ces manifestations prétendument faites pour fêter Dieu et qui ne sont, en fait, qu'un outrage à Sa Volonté parfaite! Et, avant de vous adonner à des pratiques destinées à L'honorer, efforcez-vous de reconnaître la Volonté de Dieu, Laquelle repose clairement dans l'Activité des Lois de Sa Création!

Pendant ce temps, l'évêque Athanase, plein de mépris et affectant d'ignorer l'impudent, avait poursuivi son chemin. Arrivé à l'extrémité de la rue, toutefois, il ne put résister au désir de regarder derrière lui, afin de voir si le jeune homme blond était toujours là et ce qu'il vit le fit suffoquer de colère: il voyait que la moitié de sa suite, à peu près, l'avait déserté pour se regrouper autour de son contradicteur.

Du coup, au lieu de poursuivre en prenant la rue à gauche, il se décida à faire demi-tour afin d'affronter l'insolent et de lui river son clou une bonne fois pour toutes. Il marcha donc vers lui d'un pas décidé, oubliant même de continuer à chanter en latin. La foule de ses fidèles, qui le suivait, ne comprenant pas ce qui se passait, se fendit sur son passage devant son allure résolue.

Devenu silencieux et comme en prière, Pierre, immobile, le vit arriver de loin, brandissant devant lui son rayonnant ostensoir comme une arme, l'arme avec laquelle il allait certainement le pourfendre. Bien que le retour se fît nettement plus vite que l'aller, la progression de l'évêque Athanase dura quelques longues minutes, au cours desquelles la tension s'accrut... Des deux côtés la foule se préparait à un choc de titans, personne n'aurait voulu manquer ce qui allait se passer. Qu'allait faire l'évêque? La dernière heure du jeune homme blond était-elle arrivée?

Vers le milieu du trajet, un nuage passa devant le Soleil et l'ostensoir devint plus terne.

Entre les deux hommes il ne restait plus que quelques mètres, lorsque, au grand effroi de sa mère, une petite fille s'avança sur le chemin de l'évêque en brandissant son doigt vers l'ostensoir, qui l'avait éblouie: le Soleil venait de réapparaître et, d'aveuglante manière, se reflétait fortement sur le resplendissant objet en or. Désormais, nul n'en doutait plus, l'ostensoir allait être l'Instrument de la Justice transcendante.

Déconcerté par cette enfant blonde lui coupant la route, l'évêque Athanase voulut faire un pas de côté pour l'éviter, du coup il se prit le pied gauche dans sa chasuble chamarrée, puis, déséquilibré et serrant l'ostensoir contre lui, il glissa d'un pied sur des pétales de fleur demeurés sur la route, tenta de se rattraper, mais, après avoir dérapé de nouveau dans une déjection canine, se reprit l'autre pied dans la chasuble bariolée, partit en avant, et buta, pour finir, dans un nid de poule creusé dans la route, avant de s'étaler de tout son long juste aux pieds de Pierre, qui n'avait pas bougé d'un cil...

Comme une vague déferlante, un cri de stupéfaction et d'horreur parcourut bientôt la foule, lorsque, progressivement, elle s'aperçut que l'évêque Athanase s'était empalé le cou sur les acérés rayons de l'ostensoir, de sorte que, la veine jugulaire tranchée, il perdait rapidement beaucoup de sang et demeurait là à agoniser aux pieds de celui qu'il avait voulu affronter. En quelques minutes il était mort.

Depuis la fin de son discours Pierre n'avait pas dit un mot, tandis que Patrick demeurait bouche bée, lui aussi totalement muet, mais, lui, de saisissement...

Pierre se pencha vers l'évêque et, avec un pur Amour, prononça quelques mots destinés à lui venir en aide au cours de son nouveau chemin de reconnaissance dans l'Au-delà.

Puis il se redressa et regarda la foule devant lui. Il le voyait dans leurs yeux, beaucoup reconnaissaient, désormais, en lui, l'Instrument leur ayant servi à reconnaître, à travers Sa Justice, la claire Volonté de leur Dieu et Seigneur et ils en étaient fort reconnaissants. D'autres, par contre, parmi lesquels, en premier lieu, des prêtres de la suite de l'évêque, le regardaient avec une insondable rage. Mais dans les yeux de Patrick il vit une immense admiration et une inébranlable fidélité.

Avant de quitter la place, à lui il dit encore:

- Merci pour ton invitation!

Alors, se tournant en direction de l'Est, il repartit, accompagné de tous les regards, tranquillement, vers là d'où il était venu.

 

Jacques LAMY