Léopold ENGEL
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MALLONA
La Planète explosée


LE ROI AREVAL

Les images du passé de Mallona furent ainsi projetées dans mon esprit et je vois de nouveau à présent devant moi la capitale, patrie d'Upal, ancien siège de Maban et résidence du roi actuel Areval. Sur les hauteurs se dresse un brillant palais dont les murs ont un éclat d'opaline teintée de bleu. De magnifiques arabesques, oeuvres raffinées, ornent les ouvertures et les corniches. Le toit brille comme de l'or, s'élevant en pente assez forte, bordé sur le pourtour d'une grille en or. Le palais occupe une surface considérable, il contient de vastes halls et domine de sa hauteur la ville, entièrement bâtie en terrasses au flanc de la montagne.

Un large escalier constitue le seul passage menant des premières maisons de la ville aux parvis qui précèdent le chateau. Un triple mur puissant couronné de créneaux et de tours triangulaires protège le siège du roi. Partout j'aperçois des soldats de la garde royale qui surveillent en particulier le grand escalier et empêchent tout étranger de pénétrer dans le château. Mais la garde ne m'arrête pas et aucune porte fermée ne m'empêche d'entrer. Je traverse des salles magnifiques, où se tiennent les assemblées des grands du royaume, de larges halls et des couloirs, et je parviens à une rangée de pièces aux voûtes élevées, richement décorées. Mon regard ne parcourt que furtivement toutes sortes d'instruments, de médailles d'un éclat précieux, des armes, et des décorations, car la force qui m'entraîne ne me permet pas un examen plus précis.

Je me trouve à présent dans une grande salle : sous les fenêtres ouvertes repose, sur un lit, au milieu de coussins blancs, le corps agité et inquiet d'un homme richement vêtu. Un diadème paré d'une grosse pierre étincelante orne son front ; l'expression du visage est ravagée ; de toute évidence cet homme souffre. C'est Areval, le puissant roi de Mallona. Un homme de haute taille, vêtu d'une longue robe, les mains cachées dans de larges manches, se tient immobile devant lui, les yeux fixés sur le roi, observant son état. Le malade souffre et gémit, ses yeux perdus dans le vide semblent voir quelque chose d'inhabituel. Subitement, il fait le geste de se protéger, se redresse et hurle :

- Otez ces choses de ma vue !

L'homme de haute taille s'approche rapidement, pose sa main sur le front du roi, murmure des paroles incompréhensibles et lui donne quelque chose à boire. Celui-ci avale avidement la boisson rafraîchissante et retombe épuisé dans les coussins. Le roi ferme alors les yeux et s'assoupit. Une expression de mépris et d'ironie apparaît sur le visage de son consolateur. Puis, il écarte le rideau tombant devant la fenêtre ouverte, se penche au-dessus du malade et lui murmure quelques mots à voix basse.

Bientôt, une profonde respiration témoigne de l'assoupissement du monarque, et son aide se retire rassuré. Celui-ci se dirige alors vers la porte, l'ouvre et ordonne à deux serviteurs en faction à l'extérieur de veiller sur le sommeil du roi. Lui-même traverse ensuite trois grandes salles et arrive dans une pièce où des soldats et des chambellans gardent l'entrée des appartements royaux.

Dans l'expectative, ceux-ci le considèrent avec respect. D'un ton calme, où s'exprime cependant la hauteur et une mordante autorité, il déclare :

- Le roi est fatigué. Pas de visites aujourd'hui !

Deux des chambellans s'éloignent alors vers la grande salle voisine où se sont assemblés les grands du royaume, afin d'y excuser le roi. Un autre écarte une portière à laquelle fait suite un long couloir aboutissant à une pièce ronde. Le familier du roi traverse ce couloir et parvient dans cette pièce où l'attend un homme flegmatique qui considère l'arrivant avec calme et amitié. Ce dernier est le vice-roi de Monna, qui attend en ce lieu Karmuno, grand prêtre et homme de confiance du Roi Areval.

- Comment va notre frère et maître ? demande le vice-roi d'un ton confidentiel.

- Mieux que nous l'espérions ! répond Karmuno à mi-voix. La maladie progresse lentement. La tête reste lucide, bien que sa pensée se brouille quelques fois. Maître, le temps d'agir n'est pas encore venu !

Une ombre passe sur le visage du vice-roi, qui ajoute en souriant calmement:

- Nous pouvons attendre ! Karmuno connaît son ami et lui fera confiance. Monna est prête pour le cas où notre frère et maître rejoindrait le royaume des morts.

S'approchant prudemment du vice-roi, le grand prêtre explique à voix contenue :

- Areval ne pourra ni aujourd'hui, ni prochainement, présider le conseil du pays. Ce délai nous servira. J'essaye de décider le roi à vous choisir pour le représenter. Ce qui nous mènera plus près du but. Pouvez-vous avoir toute confiance dans le général Arvodo ? Car, si vous êtes le régent d'Areval, c'est entre ses mains que repose la puissance militaire de Mallona. Si vous ne pouvez être sûr d'Arvodo, cet homme constitue pour vous un danger.

Le vice-roi se détourne et dit avec humeur :

- Karmuno, je sais bien que vous n'êtes pas un ami du général en chef, mais votre méfiance va plus loin qu'elle ne devrait ! Arvodo tient à moi, je lui fais totalement confiance, car il est fidèle. Mais il ne sait pas quels projets nous unissent, et il ne doit pas l'apprendre avant que l'heure n'en soit venue !

Un vague sourire passe sur le visage émacié du grand prêtre.

- Je crains qu'Arvodo ne se laisse pas abuser. Malheur à vous, s'il joue une mauvaise carte, et si des projets ambitieux naissent dans son coeur !

Le vice-roi se redresse et réplique brièvement :

- Nous serons prudents et attentifs, Karmuno ! Vous le serez aussi, le succès ne nous fera donc pas défaut.

Il salue de la main et se dirige vers la porte qui mène dans la grande salle de réception. Le prêtre conserve un instant son attitude jusque là déférente, puis il se redresse et, suivant d'un regard venimeux l'homme qui s'éloigne, il murmure quelques mots à voix basse avant de lui emboîter le pas.

La grande salle du conseil est maintenant complètement vide. Seuls, deux hommes se tiennent immobiles dans une niche, portant l'équipement du guerrier. Une sorte de brillante cuirasse d'écailles leur couvre le haut du corps, et un vaste manteau blanc orné de broderies pend à leurs épaules. Ils portent une large épée au côté, et donnent l'impression d'une beauté parfaite, sorte d'idéal masculin, selon nos conceptions, forts et intelligents. Une légère barbe encadre leur noble visage, les yeux sont clairs. Les lèvres légèrement serrées, les sourcils un peu froncés indiquent qu'ils s'efforcent, au prix d'une grande maîtrise d'eux-mêmes, de dissimuler toute agitation intérieure. L'un des deux est un peu plus petit, vêtu de façon presque identique à l'autre et présentant avec lui une ressemblance frappante. Je reconnais que ce sont deux frères.

Le vice-roi passe devant eux et leur tend sa main droite en souriant amicalement. Salut qui ne s'adresse qu'aux amis. Tous les deux remercient en laissant tomber la main droite vers le bas et en inclinant la tête.

- Qu'Arvodo me conserve son amitié ! dit Karmuno au plus grand des deux hommes.

- Karmuno sait comme son estime rend ses amis heureux ! répond celui-ci d'un ton courtois.

- L'état de santé du roi ne lui permet pas de donner aujourd'hui au général de nouvelles preuves de sa confiance. Le roi est très malade ! ajoute le grand prêtre en soupirant.

- L'art de Karmuno saura bien chasser sa maladie, comme il le fit souvent déjà. Areval est en sûreté entre ses mains.

Le grand prêtre et médecin jette un coup d'oeil perçant à son interlocuteur, tout en souriant pourtant courtoisement et il ajoute en appuyant sur chacun de ses mots :

- Arvodo devait être nommé aujourd'hui général en chef de Mallona. Sous sa protection, le roi Areval pourra dormir en paix à l'abri de tous ses ennemis !

- Mes services et ma vie appartiennent à notre Maître, le roi Areval !

- Ses ennemis sont les miens ! déclare Arvodo d'un ton grave, en portant sa main droite à sa poitrine.

Karmuno n'ayant su que répondre à cette déclaration, ils se saluent et se quittent. Les deux frères échangent un regard de connivence, et se dirigent vers la sortie de la grande salle pour quitter le palais.

Lorsque tous deux parviennent aux marches du grand escalier d'honneur, Arvodo s'arrête un instant pour regarder la ville qui s'étend devant lui et la magnifique région montagneuse qui l'entoure. Il considère gravement le magnifique panorama et dit lentement à son frère :

- Une très belle et agréable région ; une ville qui témoigne de la vitalité de notre peuple. Et ce n'est pourtant que le lieu où vivent tant d'âmes dépravées ! Saurai-je les ramener dans le droit chemin ? L'ampleur de la tâche et l'issue de la tentative me font peur !

Puis, sans attendre la réponse de son frère, il descend rapidement les marches. Au bas de cet escalier, à une certaine distance des gardes, Upal se tient immobile, regardant Arvodo avec attention, dans une attitude d'expectative. Le regard fixe d'Upal attire celui du général. Afin de retenir son attention, Upal incline alors la tête d'une certaine façon, en faisant en même temps un mouvement des yeux à peine perceptible. Arvodo a vu ce singulier salut et il lui fait signe de s'approcher. Il lui demande doucement:

- Qui es-tu ?

- Maître, un serviteur des malheureux ! Mon nom est Upal.

- Tu veux me parler ?

- Oui, Maître. Mais en secret et à vous seul !

- Viens, quand le soir tombera !

Upal met alors sa main sur sa poitrine et s'éloigne en silence. Arvodo se retourne vivement vers son frère et lui murmure :

- C'est un des "fidèles".

Puis il se dirige rapidement vers une place comme j'en ai vu de semblables pendant le voyage d'Upal vers la capitale. Les deux frères montent dans un luxueux équipage conduit par un serviteur d'Arvodo, puis ils traversent à toute allure les rues larges et très fréquentées de la ville.

Les maisons, de hauteur moyenne, sont ornées de plantes vertes et, sur leurs toits plats, fleurissent partout des jardins suspendus. Je vois partout des plantes grimpantes qui me sont inconnues. Croissant dans de grands bacs, elles forment des dômes de feuillage ombrageant les lieux de repos. Des rideaux bigarrés sont tirés devant les fenêtres des maisons pour les protéger des regards des passants de la rue. Tout, ici, témoigne de la richesse et du bien-être des habitants. Nous sommes dans le quartier des gens aisés qui n'ont pas à lutter avec les soucis de la vie. La voiture d'Arvodo stoppe maintenant devant un très grand bâtiment. Les deux frères descendent et entrent dans leur demeure. Ils y sont reçus par des serviteurs et conduits dans les appartements intérieurs.

Arvodo se débarrasse de son équipement militaire pour passer une robe d'intérieur semblable à une toge romaine. Son frère a fait de même et ils se rendent ensuite sur la terrasse de leur demeure pour s'y entretenir sans crainte d'être entendus. Un étroit escalier monte vers cette terrasse, fermé en haut par une grille de fer. Arvodo ferme cette grille à clé et les deux frères sont désormais à l'abri des gêneurs, dans leur jardin aérien, oeuvre d'art d'un goût exquis. Des fleurs épanouies entourées de verdure, des plantes serties dans des pierres assemblées avec art, tout y est simple et beau, tout est gracieux, fidèlement emprunté aux modèles naturels, ne surchargeant pas le cadre formé par la terrasse.

Arvodo s'asseoit sous la tonnelle, depuis laquelle il peut observer la montée des murs vers le jardin. Son frère le considère avec préoccupation et amitié. Sans un mot, le général contemple la splendeur odorante des jardins voisins. Un profond sillon s'est creusé entre ses sourcils ; il pousse un soupir et rencontre fortuitement le regard de son frère.

- Mon frère oublie-t-il tout à fait qu'il est l'espoir de l'armée, qu'on est fier de lui, et qu'on le considère comme le plus capable d'obtenir la victoire à la guerre ?

Arvodo éclate d'un rire sombre :

- Belle gloire de vaincre le petit peuple de Nustra révolté, toutes les forces militaires étant de mon côté ! Ce peuple est épuisé par les charges, il ne peut plus payer ses dettes et il se révolte pour cette raison ! C'est une oeuvre odieuse de le vaincre. C'est grande honte de le punir et de devenir son bourreau. Nous avons appris par notre père les principes et les projets du roi Maban. Je m'aperçois en frissonnant de honte combien nous en avons dévié ! Je sens avec douleur que nous avons peut-être atteint le point de non-retour, et que les peuples de Mallona ont été exploités et opprimés par le roi actuel, qui nous a attiré la malédiction de la Divinité. Je me suis juré d'introduire des changements. C'est ma vie qui est en jeu, mais je ne la risquerai pas inutilement.

- Pourquoi sembles-tu si découragé ? Les vice-rois de Nustra et de Sutona sont à tes côtés, et ils te sont fidèles !

- Bien sûr ! Même s'ils ne me sont fidèles que pour échapper plus vite à la tutelle d'Areval. Je ne crains pas le nonchalant roi de Monna. Quant aux jours du vice-roi de Nustra, ils sont comptés. Il est vieux et ira bientôt rejoindre ses ancêtres. Si je réussis à régner d'abord à sa place à Nustra, mon frère saura bien assumer la place que je lui réserve.

Les yeux de Rusar s'allument à ces mots. Il se penche vers son frère et murmure :

- Aucun pouvoir ne peut me séparer de toi ! C'est avec toi que je veux vivre ou mourir, afin de sauver le testament du roi Maban.

- Il s'agira peut-être de mourir, dit sombrement Arvodo. Si le coup de main que je prépare ne parvient pas à me permettre d'abord de m'emparer des trésors d'Areval afin de payer l'armée, nous sommes perdus. Tu sais la méfiance de Karmuno, ce courtisan du roi malade, qu'il tient à l'écart du pouvoir. Il règne sur le pays, mais il se fait si humble devant tous qu'il trompe presque tout le monde. Je connais son but. C'est la main d'Artaya qu'il convoite, afin de s'assurer la succession au trône par son mariage avec la fille d'Areval.

- Artaya, épouse de l'infâme Karmuno, jamais ! s'indigne violemment Rusar.

- Artaya t'est-elle donc si chère, que cette pensée te mette hors de toi ? demande Arvodo.

- Frère, vous tous, vous la jugez mal ! Elle ne ressemble pas à son père, elle ne connaît pas le mensonge !

- Veuille Dieu le Père que tu dises la vérité ! Mais prends garde à ton coeur ! Depuis longtemps déjà, j'ai remarqué que tu ne la regardais jamais avec indifférence. Mais, dis-moi, mon frère, si tu obtenais sa main, tu parviendrais ainsi par un moyen pacifique à ce que moi je ne puis obtenir que par la force : à devenir le maître de Mallona. Tu as donc le choix entre ton frère et Artaya.

- Comme si je ne savais pas que jamais Areval ne me donnera la main de sa fille unique ! Et même si c'était la volonté du roi, je me heurterais encore à l'opposition de Karmuno. Moi aussi, je ne puis parvenir à mon but que par la violence. Si mon frère devient maître de Nustra, il le sera bientôt aussi de Mallona. C'est de sa main que j'obtiendrai alors cette épouse.

- Si elle le veut bien, assurément !

Rusar regardant son frère avec humeur à cause de cette réponse, Arvodo lui demande alors :

- Devrais-je donc refuser de rendre à la femme la liberté du choix de son époux, accordée par Maban, liberté qu'Areval a depuis longtemps supprimée ?

- Excuse mon impatience ! répond Rusar, confus. Tu as rai- son, comme d'habitude !

Le son d'une cloche s'étant fait entendre dans les pièces du bas, Arvodo se lève.

- On vient, garde bien ton calme !

Un serviteur apparaît sur les dernières marches avant la grille close et annonce que des hôtes du plus haut rang viennent d'arriver. Les frères ouvrent et descendent rapidement.

Dans une pièce ornée d'objets précieux, dont les larges fenêtres ouvertes laissent entrer un air tiède, attendent six dignitaires du royaume. Le plus âgé d'entre eux est un homme d'âge mûr. Il s'avance et proclame avec déférence :

- Général Arvodo, commandant en chef de l'armée de Mallona, c'est au nom du roi, notre seigneur, que je te confère le signe de la puissance que tu dois porter à présent au même titre que le roi. La maladie pernicieuse qui le ronge l'a privé de la joie de te remettre lui-même cette haute distinction devant l'assemblée des grands du Royaume. Mais c'est sa volonté de ne pas te faire attendre plus longtemps. Il se réjouit de te compter à présent au nombre restreint des plus grands du Royaume de Mallona.

Il remet alors au général un anneau. Cet anneau est la réplique exacte de celui que nous connaissons déjà ; je ne puis découvrir de différence entre les deux. Resté impassible, Arvodo prend l'anneau, le glisse au quatrième doigt de se main droite, ferme son poing et déclare en levant celui-ci :

- Notre souverain n'aura pas donné sa puissance à un homme indigne d'elle. J'attends avec impatience le moment où il me sera permis de remercier le roi en personne en me jetant à ses pieds. Dites-lui que son général continuera de faire bonne garde !

Les délégués du roi s'inclinent alors profondément et leur chef clôt la brève cérémonie en déclarant :

- Nous honorons en toi la puissance de notre roi Areval. Que Dieu vous protège, toi et le roi !

Puis, Arvodo et son frère se mettent alors à converser de façon plus détendue avec les ambassadeurs du roi. Ceux-ci témoignent la plus grande déférence à l'homme désormais le plus puissant du royaume : le représentant du roi, le maître de toutes les armées de Mallona, celui qui est paré de la puissance royale et qui n'a plus de comptes à rendre qu'à son maître.

Les ambassadeurs ayant pris congé, les deux frères se retrouvent seuls à présent. Le jeune Rusar ne pouvant supporter plus longtemps son masque impassible, enlace avec émotion son frère aîné en s'écriant triomphalement :

- Le but est atteint ! Le but est atteint !

Sombre, Arvodo baisse la tête et déclare sourdement :

- Oui, atteint ! Mais à quel prix ! Je sacrifie ma propre personne, le meilleur de moi-même. Tout ce que notre père nous a appris : l'honnêteté, la fidélité, la vérité et la franchise. Si je veux atteindre le but qui se dessine devant nous, ces qualités ne seront plus que des ombres pour moi. Sera-t-il un jour possible de récolter des fruits sains de cette semence de mensonges ? De sauver le testament de Maban ?

- Mon frère en sera capable ! Maintenant, allons de l'avant et ne rêvons plus, répond Rusar simplement.

Le visage d'Arvodo revêt l'expression de la détermination la plus ferme. Il se redresse :

- Oui, j'en serai capable ! Mais j'aimerais bien savoir ce qui a pu pousser le roi à agir de façon si extraordinaire, à m'envoyer par des ambassadeurs l'insigne de la puissance royale ! Cela n'a jamais été la coutume dans notre pays de remettre la puissance autrement que personnellement, devant le peuple et la cour réunis. Il me faut voir le roi, je dois comprendre les raisons de ce procédé et satisfaire au devoir d'exprimer au plus vite ma gratitude. Viens avec moi ! Nous allons demander audience au roi !



Dans une pièce ornée d'objets précieux, le roi Areval est assis à côté de sa fille. Celle-ci est d'une grande beauté. Ils sont tous deux plongés dans un jeu étrange, semblable à notre jeu d'échec. Areval semble avoir dominé son mal, car rien en lui ne laisse supposer qu'il ait été souffrant. Sa partenaire joue un pion décisif et déclare en riant aux éclats que son père est vaincu. Areval acquiesce et se renverse dans les coussins de son lit en respirant profondément. Avec complaisance, il contemple Artaya dont la beauté fascinante, mais froide, indique que la sensibilité est peu développée dans son coeur de jeune fille. Artaya est fort consciente de sa grande beauté. Mais, dans son for intérieur, elle est calculatrice, cruelle et sensuelle, toujours prête à satisfaire ses désirs à tout prix, quelles qu'en soient les conséquences ; capricieuse, sans retenue intérieure : un digne rejeton de son père.

Un serviteur entre et annonce au roi que le général Arvodo est prêt à obéir à tous ses désirs. Les yeux fatigués d'Areval s'allument soudain. Il sourit et ordonne de faire venir le général en sa présence. Artaya se lève, range lentement le jeu et les pions, et s'empresse autour d'Areval. De toute évidence, elle s'attarde volontairement afin de pouvoir croiser Arvodo, malgré la coutume interdisant eux femmes d'être présentes aux réceptions masculines. Ce n'est en effet que lorsque le dernier des hommes reçus dans une pièce est sorti qu'elles peuvent y rentrer, si elles y sont invitées. Un chambellan soulève la lourde tenture de la porte d'entrée, et la haute stature d'Arvodo, revêtu de sa brillante tunique d'écailles, apparaît. Avant de se retirer rapidement dans une pièce contiguë, Artaya lui jette furtivement un regard de convoitise, que le général n'est pas sans remarquer. Arvodo s'arrête devant le roi et s'incline profondément. Ce dernier le fixe de son regard en lui faisant signe de s'approcher. Puis, il se lève brusquement et lui dit d'une voix un peu haletante :

- Arvodo, vous êtes mon premier général, vous avez le devoir de protéger ma vie comme la vôtre ! Voulez-vous le faire ?

- Mon Roi le sait !

- Je vous ai donné le sceau de ma puissance, vous le portez comme moi-même.

Et ce disant, il lève la main pour lui montrer l'anneau à son propre doigt. C'est exactement le même que celui qui a été conféré à Arvodo.

- N'en mésuserez-vous jamais ?

- Si mon roi en doute, je lui rends ce que j'ai reçu ! rétorque Arvodo en faisant le geste d'enlever l'anneau de son doigt.

- Laissez cela ! répartit Areval, dont la voix se fait confidentielle. Je sais encore ce que je veux. Approchez un peu! Maintenant, écoutez : Je vous connais, Arvodo, comme un homme de parole, et je ne fais confiance qu'à vous seul. Vous devez me protéger contre ce prêtre dont je dépends et que pourtant je hais ! Vous vous étonnez? Vous ne vous attendiez pas à cela. Ne m'interrompez pas ! Je le déteste au point de pouvoir le tuer, mais, sans lui, peut-être que je ne vivrais déjà plus. Car c'est un bon docteur, je ne dois la vie qu'à son art. Quand des douleurs folles s'emparent de mon corps, sa parole, sa main les chassent. Quand des formes sauvages, des figures grotesques et les fantômes du passé apparaissent, ton épée, Arvodo, ne peut les anéantir. Car elles sont insaisissables, invulnérables par l'épée. Seules sa présence et sa parole ont le pouvoir de les effacer. Moi, le puissant roi de ce monde, je suis entre ses mains sans espoir d'en sortir. Tu sais quel est son but : il veut la main d'Artaya, et il me l'a signifié. Mais, ma volonté qui n'est ferme que quand il n'est pas là, commence à se paralyser. Je lui résiste encore, mais qui sait pour combien de temps ? C'est à toi de me sauver, Arvodo, tu entends ! Ton Roi, ton Maître te le demande !

Le visage d'Areval grimace de peur. Il regarde Arvodo qui, muet d'étonnement, écoute les paroles qui lui sont murmurées.

- Artaya t'aime, je le sais depuis longtemps. Tu dois devenir son époux ! Ainsi hériteras-tu du trône après moi ! Tu es la plus digne de toutes les créatures flatteuses qui s'inclinent devant moi. C'est en toi que je veux retrouver, et que je retrouverai, la force que je cherche. Ha ! Ha ! Ils trembleront alors à nouveau devant moi, comme avant, les coquins qui se moquent de moi parce que je suis faible et malade ! L'étincelle vit encore en moi, que tu feras redevenir flamme ! Tu seras le bras qui soutient ma volonté !

L'agitation intérieure d'Areval rend sa respiration difficile. Soudain, il fixe un coin de la pièce :

- Regarde ! Là-bas ! Quelque chose bouge dans un brouillard noir ! Des visages me fixent avec des yeux ardents. Je les reconnais, ce sont mon frère et Fedijah, et d'autres qui me maudissent! Arvodo, protège-moi d'eux, ils s'approchent!

Fou de terreur, Areval s'accroche au général, et tente de se cacher derrière lui. A toute vitesse les pensées se succèdent dans la tête d'Arvodo. Il prend subitement conscience de la situation et, avec son caractere résolu, cherche immédiatement à la dominer. Tirant son épée du fourreau, il proclame d'une voix ferme et haute :

- Vois, roi Areval, je chasse moi aussi dans le néant tes invisibles ennemis !

Et, ce disant, il brandit son épée vers le coin où le roi halluciné fixe ses fantômes. Avec un éclat de rire joyeux, il se porte lui-même dans le coin le plus éloigné. Puis, tourné vers le roi, le regardant droit dans les yeux, en remettant son épée au fourreau, il s'écrit :

- J'ai vaincu, ô mon Roi ! Montre-moi où tu vois encore tes ennemis, afin que je les anéantisse.

Le visage d'Areval manifeste étonnement et admiration :

- Un miracle ! Arvodo, tu as fait un miracle ! Il ajoute en bégayant: Il possède la même force que Karmuno, les esprits s'enfuient devant son épée. Il me protégera ! Il me protégera !

Comme après chaque crise, les yeux d'Areval trahissent tout à coup la fatigue. Il éprouve le besoin de dormir. Arvodo s'approche et aide son roi à s'étendre sur son divan.

- Bien, bien ! Je te verrai à nouveau demain, entends-tu, demain... souffla-t-il en s'endormant.

Arvodo se tourne alors vers la porte pour donner des ordres aux chambellans. Mais le rideau en est rapidement écarté et Artaya apparaît. Ses yeux brillent et, rayonnante, la jeune fille s'approche du général :

- N'ayez pas de soucis pour mon père, dit-elle, son sommeil ne sera pas dérangé, j'y veillerai personnellement. Arvodo n'a-t-il pas répondu aux désirs du roi ?

- Madame, le roi est malade. Demain, je le verrai quand il sera dispos. Peut-être qu'alors ses souhaits seront différents, répond Arvodo en s'inclinant.

- Même si ses désirs changent, les miens demeurent, et je te veux !

Avec passion, la jeune fille s'est précipitée vers Arvodo et jetée dans ses bras.

- Entends-tu, je te veux, toi ! Tu ne me résisteras pas !

Elle enlace éperdument Arvodo et l'embrasse avec frénésie.

- Maintenant, tu es mien ! Par ce baiser, je me suis donnée à toi. Si tu me refuses, crains ma vengeance !

Puis elle disparaît rapidement dans l'antichambre, laissant Arvodo complètement abasourdi.

Venant de quelque salle contiguë, des voix et des pas se font alors entendre. Aussi, pour ne pas rencontrer les arrivants, Arvodo quitte vivement la chambre et le palais du roi.


DANS LES GROTTES DU WIRDU

Tout étourdi, Arvodo est revenu dans sa demeure. Avec soulagement, il y apprend que son frère a quitté la maison. Il préfère en effet ne pas avoir à lui parler maintenant, éprouvant le besoin de rester seul et de réfléchir à sa conduite future. Isolé dans son cabinet de travail, il regarde le sol d'un air sombre, tandis que des sentiments opposés luttent dans son coeur. Il imagine son frère, amoureux d'Artaya, dans les affres de la jalousie, lorsqu'il lui apprendra ce qu'il vient de découvrir. Il se voit au but, s'il cède à Artaya et au désir du roi, qu'il méprise pourtant tous les deux. Il s'imagine le visage du grand prêtre Karmuno le regardant en grimaçant, lui qui désire régner, et qui exerce une puissante influence sur les masses populaires grâce à son pontificat. Le peuple voit en lui l'homme par qui la Divinité fait connaître sa volonté au roi Areval.

Arvodo ne se sent pas assez sûr pour réussir un audacieux coup d'état. Mais il n'a pourtant pas d'autre choix que, ou tenter ce coup d'état, ou s'engager dans la voie nouvelle qui s'ouvre à lui, en devenant le mari d'Artaya. Dans le premier cas, il a absolument besoin d'être soutenu par l'armée. Mais il sait trop bien que ce soutien dépend des moyens financiers dont il peut disposer, l'armée n'étant fidèle au roi que grâce à ses trésors. D'autre part, aucun nom dans le royaume n'est plus honoré par l'armée que le sien, mais cette vénération ne lui sert à rien s'il n'a pas les moyens financiers. Or, Arvodo n'a aucun pouvoir officiel sur les gardiens du trésor royal dans la capitale, pas plus que sur la garnison qui les protège. Seuls Areval et Karmuno les commandent. Les biens personnels d'Arvodo ne lui permettraient même pas de payer la solde journalière que reçoit la garde du corps du roi, car celle-ci est trois fois plus élevée que celle de tous les autres soldats de l'empire.

Par ailleurs, il tremble à la pensée de devenir le mari d'Artaya, dont la beauté ne l'aveugle pas. Selon les lois de Mallona, il lui demeurerait de toute façon soumis, car il n'est pas de sang royal. Ainsi resterait-elle, certes, son épouse en titre, mais elle l'oublierait bientôt dans les bras d'un favori. Un mariage avec elle l'entraînerait en outre à renoncer aux devoirs sacrés envers le secret de Maban, que son père mourant lui confia.

Dans le souvenir d'Arvodo passe le souvenir de son père. Il revoit l'instant où le regard presque éteint du vieillard reposa sur lui, dans la certitude de l'espoir que son fils réaliserait un jour ce que lui-même ne put réussir. Profondément gravés dans sa mémoire sont les termes par lesquels il fit au mourant sa promesse, cette promesse qu'il est toujours fermement décidé à tenir. Résolu à poursuivre le chemin déjà pris, Arvodo se lève avec décision. Il lui faut trouver le moyen d'atteindre son but.

La nuit est entre temps tombée. Arvodo se dirige vers la fenêtre pour en écarter les rideaux, afin qu'y pénètre le tiède souffle du soir. Peu après, un domestique apporte une sorte de colonne métallique qu'il pose sur la table, verticalement. Celle-ci porte à sa partie supérieure une boule brillante d'où rayonne une lumière vive et pourtant douce, éclairant la pièce jusqu'en ses recoins les plus éloignés. C'est une lampe à "manga", la lumière froide qui éclaire sans flamme. Plus puissante que toutes les sources de lumière artificielle que nous connaissons sur Terre, elle me semble tirer sa lumière des propriétés chimiques de ses composants.

Après avoir placé la lampe, le domestique annonce à Arvodo qu'un homme demande à lui parler, ayant, affirme-t-il, un rendez-vous avec lui pour le soir. Arvodo se souvient soudain de sa rencontre précédente, et il ordonne de l'amener jusqu'à lui. Quelques instants plus tard, Upal entre et reste debout à la porte dans une attitude de respect. En lui signifiant de veiller à ce qu'il ne soit pas dérangé, Arvodo renvoie le serviteur. Puis il dévisage Upal, maintenant correctement vêtu.

- Tu m'as donné le signe des "fidèles", mais je n'ai pu te reconnaître. Dis-moi, qui es-tu ? demande-t-il.

Pour toute réponse, Upal saisit une lettre cachetée dans une poche intérieure de son vêtement et la tend au général. Celui-ci la prend, l'ouvre et lit lentement avec un étonnement croissant.

- Je reconnais par ce papier que tu fais vraiment partie du groupe des "fidèles" ! lui déclare-t-il sur un ton amical. Personne ne peut mieux te recommander que l'auteur de cette lettre. Mais raconte-moi ce dont tu ne veux faire part qu'à moi seul.

Prenant son souffle, Upal commence à dérouler l'histoire de sa vie. Il raconte comment sa soeur disparue fut enlevée par Areval, puis épousée par Muhareb. Il avoue sa haine pour Areval, qui laissa sa vindicte se déchaîner contre sa famille, après la disparition de Maban, jusqu'à ce que celle-ci fut réduite à la plus grande misère. Il narra comment son père n'échappa à la poursuite d'Areval qu'en se consacrant au service du Temple, parmi les plus humbles serviteurs. Mais il en fut même renvoyé parce qu'il était malade, et il fut laissé sans pain. Devenu vieux et faible, il ne survécut que grâce à la maigre assistance d'Upal et de quelques amis restés fidèles. Upal décrit aussi avec vivacité comment il devint esclave du roi dans les grottes du Wirdu, parce qu'il n'avait pu payer les taxes, et comment il y trouva la pierre d'Oro, ce qui avait fait de lui un homme riche.

- Est-ce qu'Areval reconnut que tu étais le frère de Fedijah, lorsque tu lui parlas de ta trouvaille ? demanda Arvodo.

- Maître, je n'ai pas vu le roi. C'est Karmuno qui entendit mon rapport, le roi était malade. Aussi, de nombreuses années se sont écoulées depuis qu'il m'a vu pour la dernière fois. De plus, j'ai changé de nom, et Areval ne sait pas qui est Upal. C'est le devoir de ma vie de me cacher de lui pour mieux l'anéantir. C'est pourquoi j'ai été pendant longtemps membre du cercle des "fidèles". Mon but ultime est sa perte, et toi, Maître, tu vengeras aussi ma soeur et ma famille sur la personne du roi maudit.

En signe de complet dévouement, Upal s'agenouille devant Arvodo et s'incline profondément. S'approchant de lui, Arvodo pose sa main sur sa tête et déclare :

- Tu te courbes devant moi. C'est bien ! J'accepte ton sacrifice, Upal. Sois mien désormais ! Demeure lié à moi jusqu'à la mort.

Saisissant les mains du général, Upal murmure d'une voix étouffée par l'émotion :

- Oh merci, Maître, de m'avoir accepté ! Mais l'esclave peut déjà exprimer sa gratitude et, par Schodufaleb, Maître, je le désire ainsi !

Puis il raconte ensuite au général, dont la surprise ne cesse de croître, ce qu'il a découvert dans les grottes du Wirdu. Il explique qu'il n'est pas tellement difficile de se procurer d'immenses trésors, qu'il peut lui en indiquer le moyen, et qu'il sera facile à Arvodo d'amasser une énorme fortune, plus grande que celle du roi. Il décrit comment, à l'aide d'un appareil volant, il chercha infatigablement, jusqu'à ce qu'il découvrit la puissante faille volcanique qui lui permit d'atteindre les profondeurs des grottes. Comment il osa y descendre avec son appareil, et les découvertes fantastiques qu'il y fit.

Presque terrifié, Arvodo regarde Upal :

- Tu as osé t'élever dans les airs ? Vraiment, il y en a peu à Mallona pour avoir l'audace de prendre place à bord de ces vaisseaux volants. Tous craignent les éléments instables de l'air et de l'eau.

- Ce n'est pas aussi dangereux que le disent le peuple et les grands, répartit Upal en souriant. Je n'ai pas rencontré de démons hostiles prêts à détruire mon esquif. Grand fut le génie de l'inventeur Mirto, qui trouva le moyen d'utiliser l'air. Mais le peuple est trop mesquin et timoré pour mériter ce qu'il nous donna. C'est notre chance, Maître, qu'il en soit ainsi. Sans cela, comment obtiendrais-tu les trésors ?

Redevenu calme et réfléchi, Arvodo demande tout à coup :

- Je voudrais les voir, ces trésors. Est-il possible, pour me les montrer, que tu m'emmènes dans ton avion ?

- Maître, je savais que tu aurais confiance en moi ! Il n'y a que toi pour tenter avec détermination ce que je suis le seul encore à avoir osé faire. Ordonne, je suis prêt ! répond Upal, visiblement heureux.

- Où est ton appareil ?

- Il se trouve, bien caché, dans une région impraticable, à un endroit connu de moi seul. En voiture, on arrive facilement jusqu'à une relative proximité.

- Combien de temps faut-il pour y aller et revenir ?

- Maître, il serait bon que tu y sacrifies deux journées, car nous ne pouvons emprunter le chemin que de nuit afin de ne pas être vus.

- Fais le nécessaire pour entreprendre le voyage demain soir ! Attends-moi au bord du grand lac, là où la route est la plus proche de ses berges. J'arriverai aussitôt après le coucher du soleil. Maintenant va ! Le voyage que nous aurons à faire sera long. Je remets à demain ce que j'ai encore à te demander.

Avec un regard de complicité, Upal salue en silence et s'en va. Arvodo demeure plongé dans ses pensées. Ses yeux brillent d'audace et ses lèvres murmurent :

- Si ce que m'a dit cet homme est entièrement vrai, je serais presque parvenu au but !

Une nuit étoilée tombe sur Mallona. La lueur rougeoyante du soleil couchant éclaire encore l'ouest et le vent tiède du soir exhale un souffle balsamique sur la campagne. Deux lunes brillent dans le ciel, une au zénith, l'autre à l'horizon, semblables à deux immenses yeux. Elles ont des phases différentes. Au cours de la nuit, la troisième lune se lèvera par la suite, tel un disque lumineux. Ces trois lunes sont cependant plus petites que celle que l'on voit sur la Terre. A elles trois, elles ne produisent pas une clarté aussi vive que celle dispensée par le seul satellite de notre Terre.

A l'est, dans le lointain, scintille la ville, bordée, au sud, par des bois et des prairies, et au nord, dominée par le fier château du roi. De hauts sommets s'élèvent à l'horizon, plongés dans le bleu profond de la nuit. Un grand lac étend ses flots transparents et immobiles comme un miroir, entre une chaîne de collines et la ville. Une large voie longeant sa rive mène à la capitale. C'est la plus grande artère reliant la capitale d'Areval à la plus importante cité de son royaume. Elle est parallèle à la route surveillée déjà décrite, sur laquelle les trésors de la région des cratères sont transportés.

Un calme profond règne sur toute la campagne, que semblent fixer les étoiles du firmament. Tout près du lac s'épanouit un grand buisson de rameaux en fleurs, dont les branches tombent jusqu'au sol. Caché sous leur dôme, Upal se repose, ne levant la tête que de temps à autre pour surveiller attentivement le long de la route la venue d'Arvodo. L'heure que lui avait fixée le général est presque passée, le doute et la crainte qu'il n'ait été empêché de venir traversent son âme.

A l'horizon apparaît enfin un point noir approchant rapidement. C'est l'une de ces voitures rapides dont se servent les habitants de Mallona. Upal sait maintenant que son attente n'aura pas été vaine. Il saute sur ses pieds et se place de telle façon que le conducteur de la voiture doive le remarquer. La voiture ralentit et Upal reconnaît alors Arvodo, enveloppé dans un ample manteau, un serviteur, et le conducteur de l'équipage. La voiture arrêtée, Arvodo salue celui qui l'attendait et l'invite à s'asseoir près de lui. Upal monte dans le véhicule qui redémarre à toute allure, comme propulsé par une force invisible.

Arvodo demeure silencieux, et il signifie à Upal de ne point parler en présence du serviteur. Celui-ci lui est, certes, tout dévoué, mais il n'a cependant pas besoin d'être renseigné sur le but du voyage. Upal explique à voix basse à Arvodo jusqu'où ils doivent rouler. Le coducteur ayant reçu du général les ordres nécessaires, l'équipage fonce vers son but.

Plusieurs heures se sont écoulées, selon notre division terrestre du temps. La voiture s'arrête enfin au milieu de hautes montagnes. La voie serpente à travers une riante vallée, à l'extrémité de laquelle apparaissent une plaine et quelques maisons. C'est une localité du nom de Resma, la première station de quelque importance sur la grande route. Upal et Arvodo descendent de voiture, et ce dernier donne à son chauffeur l'ordre de l'attendre à Resma, en se comportant exactement comme il lui fut prescrit avant le départ. Une fois la voiture disparue sur la route, Upal, suivi d'Arvodo, ouvre la marche en tournant à gauche vers la forêt toute proche. Dans la pénombre, il emprunte sous les arbres des sentiers à peine visibles, regardant autour de lui pour s'assurer qu'il n'y a personne à proximité. Il sort alors de son vêtement une sorte de gros bâton, soulève un capuchon qui recouvre une extrémité et une forte lumière rayonne de cette lampe à "manga", éclairant le chemin et les alentours forestiers. Tous deux se trouvent bientôt au milieu d'éboulis rocheux.

- Maître, mon appareil est caché là-haut, sur le plateau. Personne ne peut le trouver, mais le chemin pour y arriver est très difficile, explique Upal. Du point où nous nous trouvons, commence un chemin qui mène vers la plaine, en longeant ces escarpements rocheux. Si vous suivez ce chemin, je pourrai vous embarquer plus tard, dans la plaine, à bord de mon vaisseau volant. Sinon, il vous faut escalader avec moi ces rochers.

- Passe le premier. Je ne crains pas les difficultés et je te suis, répond brièvement Arvodo.

Upal approuve d'un signe et se dirige droit vers le pied d'une masse sombre à la végétation confuse, dont les murailles déchiquetées s'élèvent menaçantes dans la nuit. Il leur faut s'agripper souvent des pieds et des mains, car le chemin traverse des racines, des buissons et des rocs amoncelés. Upal aide son compagnon, éclaire les endroits où on peut poser le pied en toute sécurité et, finalement, ils atteignent le sommet. C'est un roc nu, dominant la région. On y découvre, à gauche, une vue magnifique sur la vallée et, à droite, une chaîne massive à laquelle font suite les monts volcaniques qui constituent le terme de leur voyage.

Le sommet est vaste et déchiqueté. Les rochers y sont entremêlés, comme si une force sauvage les avait jetés pêle-mêle.

- Mets-toi sur le côté. Tu es ici en sécurité. Il me faut ouvrir la caverne, dit Upal en montrant une place libre devant un énorme tas de blocs rocheux.

- Ta machine est ici ? demande Arvodo.

- Là, derrière ce bloc, dans la caverne que j'ai découverte.

- Comment vas-tu l'écarter, ce bloc ?

- Avec de la nimah.

- Tu en possèdes ? demande Arvodo étonné.

- Oui, Maître, mais pas de la plus forte.

- Ouvre donc la caverne !

Upal se dirige vers les rochers, enlève péniblement quelques blocs assez gros, si bien qu'une faille apparaît : il s'y glisse, emportant avec lui la lampe à manga. Le silence règne pendant un long moment. Soudain, un bloc énorme est secoué en un bruit sourd et roule de quelques pas sur le côté. Une ouverture est apparue, formant l'entrée d'une vaste excavation. Upal se trouve devant d'étranges objets, faisant signe à Arvodo. Celui-ci s'approche, une lampe à manga à la main, et considère avec étonnement ces objets qui lui sont inconnus. Ce sont les pièces partiellement assemblées d'un appareil volant. Upal les transporte sur la place libre devant la caverne ouverte et se met à les assembler avec rapidité et sûreté. Ouelque temps après, l'appareil est monté, présentant son aspect fini. La partie inférieure est une sorte de gondole ne touchant pas le sol. Une grande roue à pales tourne horizontalement au-dessus de la gondole. Sur le côté, se trouvent deux hélices couplées au moteur actionnant la roue horizontale. Elles empêchent la gondole de tourner en suivant le mouvement de oette dernière. Ces hélices latérales sont en liaison avec une troisième hélice à l'arrière de la gondole. De fortes lames élastiques sont placées au fond de la gondole, apparemment pour amortir le choc de l'atterrissage. La machine entière est faite d'un métal léger et solide, mais on ne voit pas le moteur actionnant les hélices. Celui-ci est caché dans le double fond et les côtés de la nacelle.

Upal a pris un récipient dans la grotte et verse une poudre blanchâtre dans une ouverture située sur le côté de la gondole.

- N'as-tu pas oublié des vivres en quantité suffisante ? demande Arvodo.

- Ne t'inquiète pas, Maître, j'en ai pris suffisamment pour un voyage deux fois plus long que celui-ci.

Upal place dans l'appareil des objets divers dont l'usage nous est inconnu, puis il monte à l'intérieur et invite Arvodo à faire de même. Il lance le moteur et, au bout de quelques instants, la roue supérieure commence à tourner autour de son axe, d'abord lentement, puis à une vitesse de plus en plus grande. Un ronflement grave, produit par la vitesse giratoire des hélices, prend peu à peu de l'ampleur. Upal tient une manette permettant de régler la vitesse des tours.

Avant même que le vaisseau volant ne prenne son envol, les hélices latérales commencent à tourner. Un léger balancement, et l'appareil s'élève maintenant lentement et verticalement avec ses occupants, montant dans l'air pur de la nuit. Le vrombissement est régulier, ainsi que la vitesse des pales. Upal met alors en mouvement l'hélice arrière de l'appareil, et celui-ci commence alors son vol horizontal.

A l'avant de la nacelle se trouve une saillie métallique mobile, un peu semblable à un gouvernail de bateau, c'est le volant de la machine. L'appareil est soulevé par la roue supérieure, tenu immobile par les roues latérales, et propulsé par la troisième hélice dans la direction voulue. Tout tourne à une vitesse impressionnante, comme on peut le remarquer à la puissance du courant d'air produit par les pales. Le gouvernail qui s'oppose à la résistance de l'air conduit l'appareil dans la direction choisie par le pilote.

Cette invention a été rendue possible à Mallona par trois faits : l'atmosphère est d'abord plus lourde et plus calme que sur la Terre, sans l'agitation fréquente des tempêtes que nous connaissons ; par conséquent, elle peut porter plus facilement. Deuxièmement, la force motrice est tirée de la matière chimique nommée "nimah" ; c'est le fameux explosif de Maban. De même que notre dynamite, celle-ci peut fournir une puissance absolument colossale dans un but déterminé. Mais, mélangée à d'autres produits, elle cesse d'être explosive, et on peut l'utiliser de façon à ce que son action soit semblable à la pression de la vapeur. Ce produit est fabriqué sous sa forme inoffensive dans des usines de l'état, puis vendu. Il sert ainsi, sous le nom de "maha", à actionner tous les véhicules à l'aide d'un moteur généralement placé dans le fond et les côtés du véhicule. Troisièmement, on dispose aussi à Mallona d'un alliage métallique très résistant et léger, qui possède à lui seul les qualités de l'acier et de laluminium. C'est cet alliage qui permet la construction d'appareils à hauts rendements.

Une vue magnifique s'offre à Arvodo qui, à l'abri de l'air, sous la coupole de la gondole, plane pour la première fois au-dessus des monts, des forêts et des abîmes de ce monde montagneux. Il en est incapable de prononcer le moindre mot. Upal est absorbé par la conduite du vaisseau volant, si bien que la conversation prévue par Arvodo pour le voyage ne peut avoir lieu. Les audacieux voyageurs volent dans le ciel nocturne à une telle altitude que le regard des habitants ne peut les découvrir. Bientôt, ils ne voient même plus les lieux habités. Le ciel rougit légèrement à l'horizon, la région des cratères, but du voyage, approchant rapidement. Upal fait alors monter l'appareil encore plus haut, car il lui faut éviter les vapeurs délétères qui s'élèvent de cette région, vapeurs qui tueraient tous ceux qui les respireraient. Avec une attention soutenue, Upal laisse glisser l'appareil d'un vol modéré. Au-dessous d'eux apparaissent les profondeurs insondables des volcans éteints, des accumulations abruptes de scories et des masses de lave solidifiée. Cette région où travaillent les esclaves du roi a été entourée d'un haut mur en arc de cercle, afin qu'elle soit à l'abri des regards indiscrets et pour empêcher la fuite des esclaves. Il faut aux aéronautes suivre une partie de cette enceinte pour trouver le cratère qui mène aux grottes du Wirdu.

Bientôt, Upal arrête complètement le mouvement de l'hélice arrière. Il immobilise le gouvernail, puis règle également la vitesse des hélices latérales de sorte que le vaisseau volant demeure immobile au-dessus d'un entonnoir effrayant, dont les profondeurs noires s'ouvrent béantes à leur vue.

- Nous sommes arrivés, voici l'entrée ! chuchote Upal.

Frissonnant, Arvodo regarde vers le bas. Son coeur bat plus fort lorsqu'il aperçoit l'abîme au-dessous de lui. En serrant les dents, il dit en assurant sa voix :

- Descendons, et que Dieu nous protège !

Le bruit de l'appareil devient plus profond lorsqu'Upal tourne avec précaution la manette des vitesses. Lentement, l'appareil se dirige verticalement dans l'ouverture du cratère. Comme un animal féroce et affamé, le terrible abîme semble se précipiter la gueule ouverte sur sa proie. Les rochers déchirés deviennent de plus en plus distincts. Une flamme subite éclaire d'une clarté diurne autour de la nacelle. Upal vient d'ôter les obturateurs des lampes à manga et, tel un météore, l'appareil sombre dans les profondeurs insondables.


LES GROTTES DU WIRDU

Quel spectacle impressionnant et unique s'offre à la vue des deux audacieux ! Arvodo est envahi par le sentiment de la puissance et de la majesté de la nature créatrice. Des blocs de lave déchiquetée, tout noircis par le feu, l'entourent de leur présence menaçante. Les lampes à manga éclairent d'une lumière scintillante les formes fantastiques des roches basaltiques. Celles-ci apparaissent parfois tels des monstres terrifiants montant des profondeurs, ou sous la forme de géants qui, se pressant autour du vaisseau volant, sombrent progressivement. Changeant continuellement d'apparences, ils trompent les sentiments et les regards, paraissant s'élever vers les hauteurs où ils disparaissent.

Mais ce spectacle n'exerce aucune impression sur Upal. Il connaît par coeur les sujets d'effroi, pourtant inoffensifs, de ce lieu. Car ce n'est pas la première fois qu'il plonge dans cette gueule béante de la planète. D'une main sûre, il conduit son esquif, réglant la vitesse des hélices, dont le vrombissement retentit de manière sourde et lugubre contre les voûtes rocheuses. Le cratère s'élargit vers le bas et prend une inclinaison légèrement latérale. Upal actionne donc précautionneusement l'hélice arrière pour éviter les obstacles qui semblent vouloir barrer le passage au-dessous de lui.

L'appareil s'enfonce toujours plus bas. Son pilote règle enfin les commandes de telle sorte que sa machine plane librement dans l'immobilité la plus complète. Il montre, à gauche, quelque chose et projette la lumière de la lampe à manga sur les rochers. Arvodo aperçoit une vaste excavation.

- Maître, déclare Upal, voici l'endroit où j'ai grimpé pour trouver la première caverne aux trésors. Je me tenais là-bas, au bord du gouffre au-dessus duquel nous planons, sur une saillie rocheuse, d'où je pus voir l'orifice du cratère à une faible raie de lumière au-dessus de moi. S'il faisait jour en ce moment, vous verriez luire la lumière du soleil depuis cet endroit. Ce n'est que plus tard qu'il me parut évident qu'on devait pouvoir parvenir en ce lieu en partant du haut. Mais c'est, bien sûr, impossible sans vaisseau volant. Maintenant, soyez attentif, Maître, la première chambre aux trésors d'Usglom va s'ouvrir à nous !

Impatient, Arvodo regarde la muraille de rocs, tandis que le vaisseau volant s'enfonce à nouveau. Une faille s'ouvre, s'agrandit en caverne, et la lampe à manga jette sa pleine lumière sur les lieux qu'Upal décrivit jadis à son père. Arvodo pousse un cri d'étonnement. Oui, c'est là que se trouvent amoncelés les trésors tant convoités. Ils n'attendent que d'être saisis par la main qui les ramassera sans peine aucune.

- Areval, tu es vaincu ! murmure lentement Arvodo. Je voudrais pénétrer dans cette grotte. Upal, peux-tu y conduire l'appareil ?

- Maître, renoncez-y ! Il y a d'autres trésors plus bas encore, non moins riches que ceux-ci, mais plus faciles à atteindre. Ceux-ci se dérobent encore momentanément à notre possession, car il serait dangereux de s'approcher trop près de la paroi rocheuse avec l'appareil.

- Bien, je te suis, conduis-moi donc vers les autres !

L'appareil s'enfonce à nouveau. Le lointain bruissement d'une eau agitée monte des profondeurs. Arvodo lève la tète attentivement et regarde Upal d'un air interrogatif. Celui-ci explique :

- C'est le bruit de la mer qui pénètre en mugissant au moment de la marée. Maintenant, elle n'atteint encore que pour très peu de temps l'intérieur du grand bassin d'où Usglom fut jadis chassé.

Les lampes à manga éclairent à présent un sol ferme vers lequel se dirige l'appareil. Un choc léger, et il atterrit en toute sécurité au fond du cratère dont l'excavation gigantesque se voûte au-dessus des aventuriers. Tout autour, le regard se perd dans l'obscurité la plus profonde, car la lumière des lampes est incapable d'atteindre les murailles de rochers qui les entourent. Upal arrête totalement le mouvement de l'hélice. Seul le sourd mugissement de l'eau retentit à présent en échos répétés contre les voûtes de cet énorme dôme naturel, troublant le silence inquiétant de ce tombeau de toute vie. Arvodo frissonne involontairement de crainte lorsqu'Upal lui propose de quitter la gondole et de le suivre. Cet appareil est en effet leur unique moyen d'échapper à la mort qui guette ici tout être vivant. Soucieux, il écoute le mugissement de l'eau.

- L'appareil est-il ici en sécurité ? demande-t-il.

- Tout à fait sûr ! Loin d'ici, tout au fond du gouffre, l'eau reflue vers un bassin souterrain que le flot alimente continuellement. Nous sommes ici presque au même niveau que la plage, mais encore trop haut pour qu'un reflux important puisse parvenir jusqu'à nous. Faites-moi confiance, Maître, si je n'avais pas tout calculé et prévu, je n'aurais pas osé vous montrer le royaume d'Usglom.

Arvodo approuve de la tête, saisit une lampe à manga et demande à Upal de lui montrer le chemin. Upal obéit et s'avance sur le sol à peu près plat. On voit que l'eau l'a autrefois délavé et rendu lisse. Un combat gigantesque des éléments feu et eau a dû avoir lieu ici il y a longtemps, au désavantage final de Pluton : on en voit partout les traces. Upal montre quelques signes qu'il grava jadis dans la pierre pour reconnaître son chemin. Ils indiquent un haut escarpement volcanique. Upal escalade rapidement un monticule de sable que les vagues de la mer ont jadis déposé, il examine les énormes fentes de la paroi rocheuse et s'arrête devant une fente étroite. Il y pénètre alors en compagnie d'Arvodo. Quelques pas plus loin, la faille s'élargit en une caverne éblouissante, semblable à celle que les deux hommes ont déjà considérée plus haut. Des trésors en quantité infinie sont accumulés ici. Partout, des cristaux étincelants sur lesquels vient se réfracter la lumière des lampes à manga. Le Rod blanc apparaît ici aussi, à côté de la précieuse pierre d'Oro.

Arvodo est subjugué, il n'en croit pas ses yeux. Il touche les précieuses pierres, en arrache quelques-unes à la roche à l'aide de son épée, en montrant une excitation telle que cet homme à la volonté de fer n'en avait sans doute jamais éprouvé. Enfin, il trouve des mots de remerciement à l'adresse d'Upal. Il le regarde intensément dans les yeux et lui déclare :

- Tu es le plus fidèle des fidèles ! Tu apprendras bientôt comment je saurai te remercier en actes !

Upal s'incline profondément devant lui et murmure sur un ton marquant le respect le plus authentique :

- Maître, venge ma soeur sur la personne d'Areval ! Ces trésors ne sont rien pour moi, ce qui m'importe c'est qu'Areval subisse le choc en retour qu'il mérite.

Arvodo approuve en silence, comprenant Upal. Puis il demande :

- Connais-tu encore beaucoup de grottes semblables ?

- Pas d'aussi riches que celle-ci, mais il y en a beaucoup de plus petites. Bien sûr, il est possible qu'il en existe d'autres que je ne connais pas, car je n'ai pu explorer tous les couloirs inférieurs.

- Montre-moi donc encore celles que tu connais !

Upal reprend le chemin de l'aller en repassant par la faille. Le long de la paroi s'ouvrent de nombreuses petites excavations qu'il éclaire de sa lampe. Partout apparaît le Rod blanc, ou des cristaux précieux sertis dans la roche. Ils se trouvent dans une chambre aux trésors cachant en elle des richesses inestimables. Se glissant le long des rochers, il leur faut à présent prendre à droite, presque à angle droit, pour parvenir ainsi sous la voûte interne de l'ancien cratère.

- Maître, je ne suis jamais allé plus loin, dit Upal. Revenons plutôt sur nos pas !

Arvodo, dont l'esprit d'aventure s'est fortement excité, lui répond :

- Nous avons le temps ! Allons plus loin, peut-être découvrirons-nous encore d'autres merveilles. Il faut profiter jusqu'au bout d'une occasion si favorable. Nous ne pouvons pas manquer le chemin du retour !

- Comme tu le veux, Maître !

Les deux hommes avancent prudemment, car le sol n'est plus aussi égal, des pierres et des galets le recouvrent à présent. Un silence de mort les entoure. Le mugissement de l'eau s'est en effet arrêté, car la mer est étale en cet instant, elle n'agite plus ses flots au fond du gouffre. Sur les flancs d'un escarpement rocheux, un large couloir, dont l'extrémité est invisible, apparaît devant eux. Arvodo soulève sa torche à manga, pénètre dans ce couloir et constate qu'il est praticable. Du sable blanc, parsemé de coquillages, recouvre le sol.

- La mer affluait jadis par ce couloir. Peut-être mène-t-il encore vers la mer ?

Upal regarde avec étonnement autour de lui :

- Vous avez raison, Maitre, il y a pourtant des coquillages ! Le chemin semble descendre vers les profondeurs. Les flots devaient arriver jadis par ce couloir jusqu'ici.

Arvodo considère pensivement la voie :

- Upal, il nous faut savoir où conduit ce chemin. Si nous pouvons gagner la mer par cette voie, il nous sera facile d'emporter secrètement les trésors. Car nous devons éviter d'être découverts. L'ignorance d'une voie d'accès menant à l'intérieur pourrait nous perdre.

Upal approuve ce point de vue du général, et tous deux se dirigent d'un pas décidé vers l'ouverture dans le rocher. C'est une vaste percée, semblable à un tunnel dans laquelle ils pénètrent. Sur les parois, on reconnaît distinctement les effets de l'eau qui les a jadis burinées avec une grande force. Il est aisé de marcher sur le sable autrefois déposé par la mer. Aussi les deux hommes progressent rapidement pendant un long moment. Le tortueux couloir qui, par place, s'élargit considérablement, semble n'avoir pas de fin. Aucun bloc de rocher ne vient gêner leur marche et l'origine de ce conduit ne leur en paraît que plus mystérieuse. Enfin, le couloir s'élargit en une vaste caverne. Le chemin cesse brusquement et ils se trouvent devant un amas chaotique de rochers. Il leur faut les franchir, s'ils décident de poursuivre vers les profondeurs. Hésitants, ils se demandent un instant s'ils vont continuer leur exploration, ou revenir vers leur point de départ. Tous deux sentent bien pourtant que le désir d'en savoir davantage les pousse inexorablement en avant. La descente qu'ils entreprennent n'est pas sans danger. Une fois terminée, ils considèrent que la hauteur dont ils sont descendus n'est pas du tout négligeable.

Ils se trouvent à présent au fond d'une dépression souterraine asséchée. Des formations rocheuses d'une hauteur considérable ne leur permettent pas de déterminer dans quelle direction ils doivent se diriger pour retrouver l'ancien passage de l'eau. Un sable profond recouvre le sol d'où s'élèvent de hauts blocs de rochers. D'énormes coquillages, anciennes demeures d'animaux marins disparus, se trouvent pris entre des blocs qui furent jadis des récifs. D'innombrables petits coquillages sont éparpillés partout. Plus loin, ils découvrent les squelettes abîmés d'animaux marins qui habitèrent autrefois ce lac souterrain. Des milliers d'années ont dû s'écouler depuis qu'ils animaient ces lieux. Les deux hommes regardent avec étonnement autour d'eux, se demandant quelle direction suivre, car des amoncellements chaotiques de rochers les empêchent de s'orienter.

Soudain, un bruit semblable à une plainte lointaine se fait entendre à travers le silence de mort de l'endroit. Une autre encore ! Les sons semblent s'agencer en une mélodie apparemment lointaine. D'instinct, Arvodo a porté sa main à son épée. Upal dirige vers le sol les lampes éclairées et, le visage tendu en avant, les deux hommes écoutent ces sons singuliers. Etonné autant qu'on peut l'être, Upal, le premier, demande :

- Est-ce Muaya, la fille d'Usglom, qui chante pour nous mettre en garde ?

- Ce ne sont ni Muaya, ni Usglom, répond sombrement Arvodo. Je les méprise tous les deux ! C'est un homme qui chante la plainte mortuaire de la maison du roi. Il faut que nous sachions qui c'est ! Abaisse les lampes, qu'elles n'éclairent que le chemin, et marchons dans la direction de la voix !

Mais il n'est pas facile de reconnaître cette direction. Les échos sont trompeurs sous ces voûtes rocheuses. Arvodo a cependant l'oreille fine, aussi, en dépit des difficultés, il poursuit son chemin avec attention. Derrière les rochers qu'il leur fallut contourner, la voix plaintive se fait à nouveau entendre, plus forte et audible, ce qui prouve qu'ils s'en approchent.

Ils se trouvent à présent sur la rive opposée de l'ancien bassin. A ce point, il semble que le son plaintif descende des hauteurs environnantes. Prudemment, ils se mettent à gravir les blocs de rochers. Se trompent-ils ? Là-bas, une lumière brille ! Rapidement, ils couvrent leurs lampes à manga de leurs obscurcisseurs et une obscurité impénétrable les entoure alors. Bientôt, leurs yeux s'y étant quelque peu habitués, ils regardent un point lumineux briller au-dessus d'eux.

Prudents comme des chats à l'affût, ils se mettent à ramper. Arvodo se tient prêt à saisir son épée. C'est distinctement qu'ils entendent à présent le chant de deux voix. Ils en comprennent même les paroles : c'est la complainte qui n'est chantée qu'à l'occasion du décès de l'un des membres de la maison royale. Les derniers vers s'élèvent sous les voûtes ténébreuses. En voici les paroles :

La mort ne peut séparer ceux qui se sont aimés dans la vie,
Car ton âme vit à travers ses actions,
Qui brillent pour tous dans leur gloire et leur splendeur.
Retourne auprès du Père de tout être ! Que l'Amour
Te garde et nous réunisse un jour à nouveau !
Pendant que la complainte finissait de s'exhaler, les deux hommes ont gravi les éboulis rocheux et ils regardent à présent un groupe émouvant. Reposant sur un catafalque, le corps inanimé d'une jeune femme d'une grande beauté, vêtue d'une longue robe d'un bleu lumineux, est étendu au milieu d'une coupole rocheuse. La grotte est pleine de cristaux étincelants, comme ceux qu'Arvodo contempla quelques heures auparavant. Des lampes allumées sont suspendues aux voûtes, éclairant alentour d'une lumière brillante. A la tête de la dépouille mortelle se tient la silhouette vénérable de l'ermite de la mer ; à ses pieds, le jeune homme qu'il nomme Mureval. Tous deux psalmodièrent le chant des morts, dont les plaintes guidèrent Arvodo et Upal.

Demeuré caché à une vingtaine de pas, Upal dévisage le groupe avec une extraordinaire intensité quand, tout à coup, son visage se décompose sous l'effet d'une frayeur indicible. Arvodo le remarque et souffle à son compagnon figé dans l'immobilité :

- Connais-tu ces gens ?

Un cri aigu sort alors de sa bouche et, avant qu'Arvodo ait pu l'en empêcher, Upal se précipite vers le corps étendu en balbutiant :

- Fedijah, ma soeur ! ...

Il cherche à l'étreindre, mais sa main ne saisit que pierre froide. Ce corps, autrefois animé de la chaleur de la vie, est aujourd'hui de marbre, solidifié par les lourdes vapeurs pétrifiantes de la caverne. Le regard ivre, il tourne le visage vers le vénérable vieillard, dont les yeux reposent avec pénétration sur l'intrus et, en prononçant avec vénération ces paroles : "Muhareb, mon roi !", il s'effondre sans connaissance dans les bras de Mureval, qui s'est précipité vers lui.

Lorsqu'Arvodo vit qu'il ne pouvait retenir son compagnon, il s'est également avancé vers le groupe. Il entendit l'exclamation d'Upal, et son étonnement fut immense lorsqu'il aperçut le vieillard. Il se trouve donc en face du roi légitime de Mallona ! Du monarque disparu et si longtemps recherché, le frère d'Areval ! Il ne parvient pas à revenir de sa surprise. Son regard bouleversé erre autour de lui : sur ce beau cadavre figé, sur ce lieu étrange, sur le vieillard majestueux, sur Upal sans connaissance. Il se sent perdu et incapable de prendre une décision.

La voix calme du vieillard frappe alors ses oreilles. Il entend l'ordre impératif de le suivre qui lui est donné. Ayant saisi la lampe à manga échappée à Upal, Muhareb appuie sur un bouton et toutes les lampes de la grotte où repose la dépouille mortelle s'éteignent tout à coup. Puis il fait aussitôt un signe à Mureval et tous deux saisissent Upal sans connaissance, le soulèvent et se dirigent vers une obscure excavation, qui n'est autre que la continuation du couloir qu'Arvodo et Upal cherchaient à découvrir.

En se hâtant, le silencieux cortège traverse le tunnel. A un détour du conduit, une faible lumière brille soudain dans le lointain. Après avoir encore parcouru une faible distance, un air frais se met à souffler, apportant les senteurs de la mer. Maintenant, le couloir descendant s'élargit quelque peu et se transforme en une crevasse profonde dans le haut de laquelle scintillent les étoiles. Peu après, la mer apparaît devant eux. Son horizon se teinte d'un lointain rougeoiement, premier salut matinal d'un nouveau jour naissant.


UN FILS DE ROI

Le cortège s'est éloigné de la mer pour monter sur la terrasse que nous connaissons déjà. Le regard étonné d'Arvodo contemple la splendeur végétale qui l'entoure. C'est le paradis secret qui cache l'habitation des deux ermites de la mer. Ils sont parvenus maintenant à leur abri, portant Upal toujours sans connaissance, et ils le déposent sur un lit de mousse. Le vieillard pose une main sur la tête d'Upal, tandis que ses lèvres murmurent une prière muette. Puis il se retourne vers Arvodo, lui fait un signe, et ils s'éloignent tous deux pour ne pas déranger le sommeil d'Upal, terrassé par la violence des émotions. Arvodo retrouve enfin la parole, et j'écoute la conversation suivante se dérouler entre les deux hommes :

- Mon compagnon t'a désigné par le nom du fils du roi disparu : Muhareb. Es-tu vraiment le roi légitime de Maliona ?

- Oui, je suis Muhareb, fils de Maban. Je suis en effet le roi légitime, mais c'est Areval qui gouverne depuis la capitale.

En proie à une vive agitation, Arvodo s'approche alors de lui et lui demande sur le ton de la prière :

- Maître, donne-m'en une preuve, que je n'en puisse plus douter ! Tout en dépend pour moi !

- Une preuve ne te servirait à rien. Car je te connais, je connais tes projets. Il m'est en effet donné par le Père universel dé lire dans le coeur des hommes, de connaître leur volonté, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Cependant, je vais te donner la preuve que tu réclames, me soumettant en cela à l'ordre que me donne le Seul que je serve encore.

Le vieillard s'éloigne et revient peu après avec la calebasse que j'ai déjà observée, qui contient une partie des joyaux de la couronne.

- Regarde, Arvodo ! Maban fit autrefois graver trois anneaux, signes de la puissance illimitée de sa maison, taillés tous trois dans la même pierre d'Oro. La pierre montre sur un fond blanc le portrait de Furos, l'ancêtre héroïque de notre race, couvert du heaume de la puissance et de la force que, dit la légende, il arracha lui-même au démon Usglom dans un combat acharné. Tu sais que, depuis ce temps-là, Usglom en veut à notre race et cherche à la perdre.

" Maban nous donna, à Areval et à moi-même, à chacun un anneau. Lui-même portait continuellement le troisième. Après la mort de Maban, Areval prit possession de l'anneau de son père. C'est celui qui brille en ce moment à ton doigt, en signe de la faveur que te fait Areval. Il mit ainsi une partie de sa puissance entre tes mains. Regarde, à présent, voici le troisième anneau !

Le vieillard soulève alors le couvercle et montre à Arvodo l'anneau reposant au fond de la coupe végétale. Avec étonnement, le général considère le bijou. Il regarde aussi le diadème royal déposé sur le fond de l'écrin, orné d'un diamant étincelant d'une immense valeur. Il ne doute plus, car Areval est le seul à porter un anneau semblable en certaines circonstances, en signe de sa dignité royale. Il ôte l'anneau de son doigt, s'agenouille devant Muhareb et déclare :

- Oh, mon Maître et mon roi ! Je rends ce signe de ma puissance à la main à qui elle revient. L'ordre de mon père mourant est accompli. Il savait que mon Maître vivait, et il m'ordonna de chercher à te rendre la puissance à laquelle tu renonças. Toi seul peut sauver le peuple qui dégénère. J'ai fait serment de te rechercher, et voilà que j'ai à présent le bonheur de te trouver. Oh, reviens vers ton peuple ! Mets fin à la solitude dans laquelle tu vécus jusqu'à présent ! Tous les coeurs te fêteront, toi, le roi légitime de Mallona !

Calme et immobile, le grand vieillard considère l'agenouillé. Il ne prend pas l'anneau que lui tend celui-ci, mais il le relève et lui déclare lentement :

- Je ne suis pas le Maître, ni le roi de Mallona. Pas plus qu'Areval ! Aucun de vous ne Le connaît plus. Mais moi je L'ai reconnu et je remplirai Sa Volonté. Je vois que ton coeur est plein de zèle, mais il n'est pas dans le droit chemin. Je ne peux plus sauver le peuple. Un animal qui veut vivre dans la fange retourne à sa fange. Les peuples de Mallona sont devenus semblables à cet animal. Et les grands de ce monde sont des bêtes de proie. S'ils ne changent pas leur façon de vivre, aucune aide ne peut plus leur être apportée, et ils devront supporter les conséquences de leurs actes.

- Ils ne changeront pas, Maître, si tu ne leur donnes pas l'exemple ! Ton souvenir n'est pas éteint parmi eux. On loue toujours le prince Muhareb comme un exemple de vertu.

- Peut-être, mais s'il revient en tant que roi, commencera une effusion de sang comme il n'y en eut jamais de pareille. Et, quand l'ivresse sera passée, le prêcheur de vertu récoltera la haine là où il voudrait semer l'amour ! L'animal qui aime sa fange, si tu cherches à l'en arracher alors qu'il a perdu le goût de la propreté, il te tuera ! C'est pourquoi je ne chercherai jamais à arracher par la force aux mains d'Areval le pouvoir qu'il reçut par la Volonté du Père Eternel. Chaque peuple a les souverains qu'il mérite. Et le caractère de chaque souverain est ainsi fait qu'il l'entraîne à agir comme il convient pour son peuple. Le peuple et ses chefs font en réalité du peuple ce qu'il tend à devenir par son propre comportement. Par sa propre faute, Areval est devenu un monstre. Il opprime le peuple et il dissipe ce qu'il lui fait produire sous la contrainte, avec l'aide des oppresseurs à sa solde. Depuis longtemps, il a détruit tout ce que Maban avait construit. Si celui-ci fut un exemple de vertu, Areval est un exemple de perversion.

" Pourquoi les peuples de Mallona n'ont-ils pas trouvé dans l'exercice du bien, que leur enseigna Maban, la force de résister aux tentations du mal, où les entraîne à présent Areval ? Parce qu'ils n'étaient pas bons, parce que Maban se trompait en croyant que la vertu imposée aurait la force de transformer les défauts ancestraux de nos peuples. Maban fut le dernier rempart dressé contre une lente perversion de la moralité. Il fut le dernier à montrer à ses peuples quelles voies ils devaient prendre pour sortir de la fange, échapper à leurs soifs de jouissances et à leurs convoitises. Si les peuples avaient voulu se souvenir de leur propre dignité - de cette dignité qu'ils ont à conserver intacte en tant que créatures de l'Omnipère, l'Eternel - la faveur m'aurait été faite de pouvoir continuer l'oeuvre de Maban.

" Mais ils oublièrent leur dignité d'esprits humains incarnés, et ils ne s'inclinèrent que devant les contraintes légales que Maban leur imposa. En vérité, le souverain n'a aucune puissance sur l'asservissement de l'âme de ses sujets à toute sorte de convoitises. Il ne peut les en arracher, même lorsqu'ils obéissent aux paragraphes des lois et à la justice qui leur est imposée. Aussi longtemps que la conscience de ce qui est juste et bon demeure vivante dans chaque citoyen, la contrainte n'est pas nécessaire pour maintenir l'ordre public. Mais si cette conscience fait défaut, il n'est plus que l'obligation et la rigueur des lois imposées par la volonté d'un despote pour maintenir l'ordre, au moins en apparence. Et, toujours, tôt ou tard, les peuples se révoltent contre les despotismes, quelle que soit leur nature, renversant dans l'horreur et le sang les régimes exécrés, dont ils sont pourtant seuls coupables.

" Arvodo, j'ai vu venir cette heure en esprit. Je savais qu'elle m'apporterait la proposition de retourner vers le peuple dans l'éclat extérieur de ma royauté. Je sais aussi que, à la seule condition d'accepter de devenir un tyran encore plus inflexible que l'est devenu Areval, je pourrais plier ces peuples sous mon joug. Mais cette voie m'imposerait de marcher sur des cadavres et sur du sang. Le seul moyen de la parcourir serait de tuer, d'éliminer physiquement les êtres qui se laisseraient aller à la violence, à la colère, à leurs vengeances et à leurs convoitises. Des êtres qui seraient alors perdus pour une activité constructive ultérieure dans la demeure de l'Omnipère qu'est la création. J'en vois les suites inévitables. Je sais qu'on ne peut plus échapper à l'anéantissement physique des habitants de Mallona, mais la Volonté du Père me voile encore le moyen qu'Il a choisi.

" Moi, j'ai fait mon choix. Je ne quitterai plus ce lieu où j'ai atteint la Lumière de l'âme, senti le Souffle de l'Esprit Eternel, et où j'ai reconnu le but véritable de tout être humain. Je ne puis être le sauveur que tu espères, et je désire que tu taises mon existence, si tu reviens auprès des tiens.

- Exiges-tu aussi que je renonce à mes projets ?

- L'accomplissement des projets, tels que tu les as conçus, ne se trouve ni entre mes mains, ni entre les tiennes. Il est gouverné par les intentions élevées de l'Eternel. Aucun plan humain ne pourra jamais contrarier l'ultime destin vers lequel est conduite toute l'humanité, ni même le retarder. Agis donc selon ta conviction, je ne t'en empêcherai pas !

- Et si mes projets m'empêchaient de taire le fait que Muhareb, le véritable roi de Mallona, est vivant ?

- Alors, je ne puis t'en empêcher, après que tu aies découvert cette vérité. Mais ne crois pas que Muhareb puisse être présenté au peuple, si telle n'est pas la Volonté du Père. Ce fut Sa Volonté que vous me découvriez. Le vaisseau volant qui vous amena dans les profondeurs de la grotte du Wirdu aurait pu s'y briser ; j'aurais aussi pu tenter de vous corrompre. Mais ni l'un ni l'autre ne s'est produit. J'agis selon la Volonté de Celui qui dicte à mon intuition ce que je dois faire. Allez tous deux en paix, nous vous raccompagnerons. Vous reviendrez auprès des vôtres sains et saufs. Notre voie n'est pas la même que la vôtre !

Muhareb a parlé avec une telle force de persuasion qu'il est impossible à Arvodo de répliquer quoi que ce soit. Celui-ci regarde sombrement à ses pieds puis, montrant la lumière qui apparaît à l'horizon marin, il déclare :

- L'heure de rentrer approche. Nous en empêcheras-tu ?

- Non ! Je t'ai dit, déjà, que nous vous accompagnerons. Attends ici, je vais voir comment va ton compagnon.

Sans attendre de réponse, Muhareb s'éloigne et regagne la couche d'Upal. Il trouve celui-ci éveillé et discutant avec le jeune homme avec animation. Lorsqu'il aperçoit Muhareb, Upal saute sur ses pieds et se précipite vers le vieillard. Muhareb prend dans ses bras cet homme qui fut si profondément secoué et il murmure des paroles apaisantes :

- Upal ! Ce n'est pas l'heure maintenant de répondre à toutes tes questions. Mais tu auras la réponse à tout ce qu'il t'est nécessaire de savoir. Ramène ton compagnon, le temps presse ! Et, quand tu auras rempli cette tâche, reviens auprès de moi dans ton vaisseau volant. Vois-tu, là-bas, le haut rocher qui surplombe la mer ? Depuis le sommet du cratère dans lequel tu es descendu, tu peux l'apercevoir. Si tu te diriges d'après lui, tu ne manqueras pas la direction de notre baie cachée. Je t'attends. Laisse Arvodo rentrer seul. Ne lui parle de rien, afin de n'avoir un jour rien à regretter. Upal regarde Muhareb avec étonnement :

- Le général est-il à proximité ?

- Oui, il attend que tu viennes. Te sens-tu à nouveau fort ?

- Oui ! Mais combien de questions se pressent sur ma langue. Mais je les fais taire et obéis à ton ordre !

Avec un signe à Upal et au jeune homme, Muhareb se retourne, et les trois se dirigent vers Arvodo qui les attend. Celui-ci, demeuré là où Muhareb l'a quitté, regarde pensivement la mer devant lui. Lorsqu'il entend le bruit des pas, il se retourne, regarde Muhareb en face et s'approche de lui. Upal et le jeune homme demeurent en arrière, sentant que le général désire parler seul avec Muhareb. A voix basse, Arvodo lui demande :

- Est-ce ta décision définitive de renoncer au trône à jamais, Muhareb ?

- Oui !

- Les dernières volontés que Maban dicta à mon père - qui était son vassal le plus fidèle - fut de lui confier la tâche de te rechercher et de te ramener sur le trône. Maban savait en effet que tu vivais, il ne pouvait pas croire que tu te sois complètement détourné de lui. Cette mission me fut transmise à la mort de mon père. Doit-elle être à jamais abandonnée, et devenir ainsi un sujet de honte ?

- Je t'ai déjà donné ma réponse, elle demeure inchangée !

- Me délivres-tu alors du serment que j'ai fait à mon père mourant ?

- Sans force est la promesse dont tu ne savais pas si tu pourrais jamais la tenir. Tu es libre, dégagé de tout devoir en face de moi !

Arvodo regarde Muhareb avec étonnement. Avec un mouvement d'humeur, il ajoute :

- Ton refus tue en moi les meilleurs mouvements de mon coeur ! L'esprit de ton père ne vit plus en toi. Vouloir être et demeurer un homme des cavernes quand un trône t'appelle, je ne peux pas le comprendre !

- Puisque tu ne peux comprendre ce qui me décide à agir de la sorte, mieux vaut que nous nous séparions immédiatement. Agis selon ta conviction, moi je suis la mienne. Nos chemins ne sont pas les mêmes.

Muhareb se détourne alors aussitôt et fait signe aux deux jeunes gens demeurés à l'écart. Un geste du vieillard désigne le chemin qui conduit à la plage, invitant Arvodo à le prendre également. Muhareb marche en avant, Upal et le jeune homme suivent, portant les deux lampes à manga. Ils s'engagent dans une crevasse différente de celle par laquelle ils étaient arrivés, et ils se retrouvent bientôt entre des rocs resserrés. Bientôt commence un couloir rocheux semblable au précédent et, en biais, ils pénètrent profondément à l'intérieur de la montagne. Il semble que ce chemin ne soit praticable qu'au moment de la marée basse, car le sable est humide sous leurs pieds et les rochers, encore mouillés, s'égouttent. Soudain, Muhareb tourne à droite et grimpe entre des rochers. Un large tunnel ascendant va en s'élargissant peu à peu, jusqu'à ce qu'ils pénètrent sous une vaste voûte rocheuse. Upal reconnaît aussitôt l'endroit. Ils sont revenus au point où ils découvrirent le couloir menant au bassin asséché. Muhareb a donc reconduit ses visiteurs au fond du cratère, par un chemin plus rapide, tout près de l'endroit où ils quittèrent le vaisseau volant.

Une nuit épaisse, que dissipe à peine la lumière des lampes à manga, les entoure. Un reflet oscille dans le lointain, la lumière semblant se réfléchir sur des surfaces métalliques. Quelque temps après, la forme du vaisseau volant apparaît bientôt dans la pénombre. Arvodo regarde sombrement l'appareil. Il le revoit avec des sentiments tout différents de ceux qu'il éprouvait lorsqu'il le quitta. Le désir d'échapper au plus vite à ces terribles abîmes souterrains se fait sentir en lui avec une force oppressante. Muhareb regarde le général d'un oeil pénétrant, mais Arvodo évite ce regard. Depuis qu'il a essuyé le refus opiniâtre de Muhareb, des pensées le traversent qui, bien que confuses encore, provoquent entre lui et le vieillard une certaine tension. "Nos chemins ne sont pas les mêmes", entend-il sans cesse. Bien ! Ils doivent donc se séparer rapidement et chacun doit prendre sa direction.

Upal est entré dans la machine volante dont il manoeuvre déjà les commandes. Il allume toutes les lampes entourant la gondole, fait tourner l'hélice supérieure et annonce au général qu'il est prêt à partir. Muhareb, qui a deviné les pensées d'Arvodo, dit au moment de la séparation :

- Que le Père, qui vous conduisit jusqu'ici, protège votre retour !

Arvodo ayant pris place dans le vaisseau, une fois encore quelque chose s'agite en lui :

- Est-ce que je te reverrai, demande-t-il ?

- La Volonté de Dieu en décidera, pas nous ! Accomplis Sa Volonté ! Si tu ne te laisses pas aveugler par les trésors d'Usglom, tu te sauveras toi-même et nous nous reverrons.

Le regard d'Arvodo trahit son désappointement. Il donne brièvement l'ordre du départ. L'hélice accélère son mouvement, la machine s'élève doucement et se dirige vers l'orifice du cratère, menée avec sûreté par la main habile d'Upal. Le voyage se passe sans incident. Lorsqu'ils atteignent la sortie, le jour se lève à peine. Upal fait monter l'appareil très haut dans les airs pour échapper à la vue et tenter d'atterrir sans se faire remarquer dans le lieu désert d'où ils étaient partis. Il serait en effet plus facile de les découvrir, à présent, que dans l'obscurité de la nuit.

Arvodo demeure profondément plongé dans ses pensées, lorsqu'Upal lui demande :

- Maître, si vous le voulez, je puis conduire l'appareil au pied de la montagne au sommet de laquelle je le cache toujours. Vous éviterez ainsi de la redescendre et vous parviendrez plus vite à l'endroit où votre serviteur vous attend avec la voiture. Nous avons passé beaucoup de temps dans les grottes du Wirdu, le rattraper vous sera peut-être utile !

Arvodo approuve, il lui est apparemment agréable de quitter rapidement son compagnon.

- D'accord ! Je t'attends dès que possible dans mon palais. Ne parle de rien à personne, souviens-toi de ton serment !

Upal lève sa main droite et la pose sur sa tête : signe que donnent les "fidèles" pour exprimer leur accord absolu. Il conduit alors le vol de sa machine avec une attention soutenue. Ils ont bientôt survolé la région des cratères et s'approchent de régions plus habitées. De vastes forêts s'étendent au-dessous d'eux, l'appareil descend rapidement et plane bientôt à une faible hauteur au-dessus de la cime des arbres. On aperçoit maintenant le sommet pointu de la montagne sur laquelle Upal cache sa machine volante. L'appareil descend lentement. Une légère secousse et il se pose silencieusement sur un fond de prairie, traversée par un étroit chemin se perdant dans la forêt toute proche.

- Maître, ce sentier vous mènera à l'endroit où vous attend le conducteur de votre voiture.

Arvodo descend de la gondole et, en tendant la main à Upal, lui dit :

- Tiens-toi près, de façon à ce que nous puissions entreprendre de futurs voyages ! Je ne sais encore que décider, mais je veux que tu sois prêt à tout moment. Pourvois ton camp là-haut, de tout ce dont tu as besoin !

- Il me faudra quelque temps pour m'y préparer.

- Eh bien, ne tarde pas ! Et viens me voir dès que tout sera prêt.

Upal réitère le signe d'accord et, tandis qu'Arvodo se met en marche vers la forêt dans laquelle il disparaît bientôt, la machine volante s'élève à nouveau dans les airs, se dirigeant vers la montagne.

A suivre...
Chapitres 10 à 19