Joël EUDES
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LES MOISSONS DU CIEL
Depuis trois jours déjà que la neige nous retenait dans la demeure de notre hôte, les soirées passées au coin de la cheminée avaient été autant d'occasions d'échanger nos points de vue sur les questions les plus diverses. J'avais rencontré beaucoup d'hommes savants, voire même profondément érudits dans leur discipline respective, mais je n'en avais encore jamais approché dont le commerce fût aussi fructueux pour l'esprit. La conversation des premiers n'avait réussi qu'à me communiquer cette soif dévorante d'apprendre et de savoir qui me semble si dérisoire aujourd'hui, m'emplissant du désir orgueilleux de ne rien ignorer des conquêtes des hommes. Monsieur Noë s'intéressait beaucoup aux philosophies et aux religions. Chaque fois qu'il abordait ce sujet qui lui était cher, je constatais émerveillé que la conversation, loin d'être le véhicule de connaissances purement ornementales qu'elle est pour beaucoup de "beaux esprits", se prolongeait toujours au-delà d'elle-même, comme en des confins où l'homme trouve ses racines et sa raison d'être. Je le sentais toujours inquiet du coeur même de toute science, de ce qui fait que, par-delà les dissemblances, elles se rejoignent en une unité où le savoir et l'ignorance se confondent dans l'humilité. Monsieur Noë appartenait à cette race d'hommes qui savent d'instinct que la vie ne saurait se construire sur des théories ou des idées préconçues. Nous avons eu tout le loisir d'apprendre, depuis cet âge barbare dont je vous parle, qu'il n'existe ni doctrine, ni moule à fabriquer des hommes idéaux! L'individu est toujours seul dans ce combat à l'issue duquel un être différent verra le jour. Mais notre erreur a toujours été de confondre les peuples avec leur culture sans voir qu'au-delà des structures, au-delà des civilisations, des coutumes, des traditions, l'esprit des hommes est toujours le même: toujours la faim de ce qui est sur la terre empoisonne la soif de ce qui est au-delà! Et c'est précisément ce que Monsieur Noë n'oubliait jamais. Il avait trouvé le point de jonction où dans l'absolu se rejoignent malgré leur apparente diversité, les héritages spirituels de ce globe. Avec lui, je venais de comprendre pour la première fois, que le savoir en soi-même n'est pas un but mais un moyen, comme un pas vers les raisons secrètes de l'existence. C'est peut-être pourquoi je n'ai jamais rouvert depuis lors un livre ou un roman qui n'ait laissé en moi une empreinte profonde, quelque chose qui continue de vivre après qu'on ait tout oublié, jusqu'au nom même des personnages que liait entre eux un canevas ni plus ni moins indifférent que celui des autres existences humaines. En définitive, par-delà les idées et les cultures, l'important n'est-il pas d'apporter au-delà de nos destins particuliers, la semence d'esprit qui certes ne ressuscitera pas la chair, mais ennoblit le monde? Chaque être qui meurt à cette terre avec la conscience d'avoir pleinement accompli, dans l'ombre ignorée d'une ville ou d'un hameau, sa tâche d'homme est comme un flambeau qui communique sans le savoir un peu de sa flamme au coeur de ses semblables. Pour celui-là, nul ne pourra faire que la mort ne soit limpide et douce comme par un beau matin, un réveil sur d'autres rivages. Et si tout à coup ils sont des milliers, et si tout à coup ils sont des millions à ressembler à cet homme-là, déposant chacun sa petite pierre sur la terre, ce seuil par où passe la vie, alors, tant attendu, peut-être qu'enfin fleurira l'âge d'or. Car, eux au moins l'auront remplie leur mission; sans orgueil et sans bruit, cette mission humaine qui est d'offrir comme une fleur épanouie ce qu'on a de meilleur en soi-même. A travers la simplicité de l'acte quotidien, seul ce don de soi-même possédait encore le pouvoir de changer les sociétés, mais nous ne l'avions pas compris. Et nous pensions alors que les institutions figées dans l'immuabilité de leurs doctrines parviendraient à changer les hommes!
Sous la plume de Monsieur Noë, je n'avais pas rencontré de ces grandes théories qui prétendaient révolutionner le monde, mais simplement ce qu'il faut de sagesse, de bon sens, de respect et d'amour des choses et des êtres, pour redonner un sens à la vie. Car c'était avant tout de cette nourriture-là que l'humanité d'alors, égarée dans le labyrinthe d'une existence absurde, avait le plus besoin. Nous cherchions à tâtons le fil d'Ariane perdu depuis des millénaires. Certes, l'esprit de charité, l'abnégation offraient à certains ce fil qui les guidait dans la vie et leur laissait parfois entrevoir cette ombre lointaine et éthérée qui est comme une résurrection du monde. Ceux-là, malgré les ténèbres, avaient effleuré le fil miraculeux et ils avaient compris que jamais plus ils ne seraient seuls. Pour un autre, c'était l'amour d'une femme qui soudain embrasait l'existence tout entière. De l'avoir trouvée joyeuse et douce et belle, il avait sous son regard redécouvert l'immensité du ciel et compris tout à coup la félicité des anges. D'avoir vu son sourire comme un arc-en-ciel parmi les larmes quand avait sonné le glas de la guerre, il avait compris la tristesse des femmes. Et ces femmes inconnues, ces femmes qui bien avant elles avaient, pour la joie et pour la peine, peuplé les siècles de leurs espoirs et de leurs songes, elles aussi il les avait aimées. Avant même d'avoir rencontré Vanessa, j'avais appartenu à cette catégorie d'hommes. J'en avais vu passer des jeunes filles près de moi, emportant avec elles leur poids de rêve! Je ne me retournais jamais sur leur passage, j'interrogeais simplement leur visage comme on soulève un masque et c'est ainsi que je l'avais reconnue, elle l'unique, elle l'irremplaçable!
Mais combien parmi nous savaient encore d'instinct ce qui est juste et bon, ce qui ennoblit les êtres et les rapproche les uns des autres. Une oasis dans le désert de sable réussissait parfois ce miracle, car elle est la source de vie autour de laquelle toutes choses s'unissent, végétaux, hommes et bêtes. Ce partage de l'eau qui était comme une communion avec la terre en était une avec le ciel aussi.
Mais où, sinon dans les déserts, là où tout manque, là où l'eau devient soudain plus précieuse que tous les trésors du monde, où les hommes, semblables pourtant sous leur masque d'ambre ou d'ébène, songeaient-ils à oublier leurs haines? Fallait-il donc tant de malheur pour que, dans la lutte commune, nous nous reconnaissions soudain frères du même sang?
En lisant Monsieur Noë, une chose entre toutes m'avait frappé: un chapitre entier était consacré à un écrivain que je ne connaissais pas! Je croyais pourtant savoir ma littérature occidentale sur le bout des doigts: c'était un peu mon métier la littérature puisque moi-même j'écrivais, à mes heures, mais vraiment, je n'avais jamais entendu parler de cet homme-là. L'envolée enthousiaste qui embrasait les trente ou quarante pages qui lui étaient consacrées avait quelque chose de profondément communicatif qui éveillait dans l'esprit du lecteur l'intuition qu'à son insu un événement d'une importance extrême avait eu lieu le jour où ce lointain inconnu avait mis le point final à son livre. Qui était cet homme-là? Un illuminé, comme on disait alors d'une manière si tristement péjorative? Certainement pas! Je connaissais bien Monsieur Noë maintenant: il n'était pas homme à ajouter foi à la première fable venue. Pourquoi, parmi tant de philosophies, tant de croyances religieuses examinées à la loupe au fil des ans, pourquoi cet écrivain-là avait-il réussi à emporter l'adhésion la plus totale? Il fallait, à mon sens, que quelque chose de plus fort que l'analyse de l'intelligence l'eût soudain convaincu que les paroles de cet homme-là n'étaient pas celles d'un homme ordinaire. Je sus, lorsque j'interrogeai mon hôte à ce sujet, que dans l'enseignement de ce sage il n'avait pu trouver aucune faille. S'agissait-il donc d'un visionnaire? Peut-être. Mais quel sens donner à ce mot? Quoi qu'il en soit, je décidai d'en juger par moi-même. Vanessa, que la question passionnait tout autant que moi, eut tôt fait de dénicher l'ouvrage qui occupait une place de choix sur les rayonnages de l'imposante bibliothèque du salon. Elle en commença la lecture tandis qu'avec Monsieur Noë je vaquais aux travaux quotidiens: soigner les bêtes, dégager la neige qui ne se décidait pas à fondre bien qu'il n'y ait pas eu de chutes nouvelles depuis plus d'une journée. Dans la soirée, je me mis à lire à mon tour. Vanessa avait déjà lu bon nombre de pages. Elle restait silencieuse, signe chez elle d'une profonde méditation. A deux heures du matin ma lumière brillait encore. Je dois dire aujourd'hui que je me souviens de ce jour comme l'un des plus beaux qu'il m'ait été donné de vivre. Lorsque je revois cette journée de neige, un sentiment indéfinissable m'envahit encore, maintenant, au moment où j'écris ces lignes, si longtemps après. J'essaierais en vain de traduire cette atmosphère d'inexprimable joie, de bonheur sans fondement apparent. Quelque chose comme une étincelle qui, jusqu'alors avait couvé en moi telle une braise minuscule sous la cendre, avait ranimé ce vivant brasier que je sentais crépiter sous ma peau. C'est tout ce que je puis dire, le reste m'échappe à jamais comme il échappe à la prison des mots. Je compris dès les premières phrases que ce livre allait changer ma vie, qu'il apporterait enfin ce que, de façon plus ou moins consciente, j'attendais depuis l'enfance. Monsieur Noë n'avait pas menti: pour des milliers d'hommes, pour des millions un jour sans doute, cette Parole redonnerait à la vie ce sens perdu depuis des siècles et des siècles. Ma conviction était faite, en un éclair, solide, inébranlable comme un roc au milieu de la mer. Quelques chapitres avant la conclusion du livre, j'avais compris, ébloui, l'origine de cet écrivain énigmatique. La chose me parut tout d'abord invraisemblable, bouleversante! Je crus être la victime de mon imagination débordante. Je ne pus continuer plus avant ce soir-là: j'étais trop ému. L'esprit humain a toujours du mal à admettre que ce qu'il pensait être impossible ou improbable puisse se dérouler sous ses propres yeux. Dès qu'il commence à réfléchir, il doute de ce qu'il a vu. Sous le regard d'un autre, encore, et si possible dans des temps antédiluviens, les hypothèses les plus absurdes parviennent sans mal à trouver l'ombre de quelque crédibilité, mais là, comme cela, devant soi, on a du mal à y croire! Et pourtant, je dois dire que, dès le premier instant, j'ai su qui était cet homme! Il n'y a jamais eu l'ombre d'un doute en mon esprit. Mais ce n'était pas un exploit: le signe sous lequel je suis né me prédispose à ces intuitions fulgurantes, que beaucoup de femmes réputées pour leur clairvoyance m'eussent enviées. Ma nature poétique, je le dis avec plus de malice que d'orgueil, m'avait épargné la lourdeur de ces gros sabots que la plupart des autres hommes reçoivent en naissant. Tandis que chez eux, les rouages pesants de l'intelligence se mettaient en marche, chez moi il n'en était rien. Mon cerveau a toujours été des plus paresseux et des plus lents. Mais la chose était sans conséquence puisque, intuitivement, j'avais déjà trouvé la solution quand ils la cherchaient encore.
Ainsi ce siècle allait bien, comme je le pensais alors avec beaucoup d'autres, voir l'avènement d'un monde nouveau! C'était sûr maintenant, j'en avais la preuve vivante entre les mains. La Prophétie qui justifiait notre présence à l'observatoire se réalisait donc tout à coup sous mes yeux de cette manière si inattendue! Comme les choses me semblèrent soudain différentes! Là où les hommes guettaient une menace, se préparaient à un combat avec les machines et les armes les plus sophistiquées, une lutte allait bien se jouer en effet, mais à mains nues, et l'ennemi auquel il faudrait bientôt faire face se trouvait en chacun de nous, là où personne n'eût soupçonné sa retraite. Triste manie de notre race que de toujours chercher les racines de son malheur ailleurs qu'en elle-même! Comme si l'homme pouvait être le jouet d'une puissance plus néfaste que la sienne! Je compris tout à coup que cette guerre serait sans merci: il faudrait changer ou disparaître. Quand les premiers signes apparaîtraient dans le ciel, visibles pour tous, sans qu'il soit besoin du regard borgne des télescopes, ce ne serait pas comme nous l'imaginions les prémices d'une guerre dans les étoiles mais bien plutôt comme une question posée par quelque sphinx énigmatique: "Homme, qui es-tu et qu'as-tu fait de l'héritage que je t'avais confié?" Et il faudra répondre. Non comme jadis par des paroles fallacieuses mais par des actes. Et les actes ne s'inventent pas! Ils vous trahissent, ils montrent qui vous êtes, révèlent à votre insu vos pensées les plus secrètes: ils vous couvrent d'une robe de modeste gloire ou bien d'un lourd manteau de honte. J'aurais voulu crier, prévenir les hommes de la terre qui vivaient sans se douter de rien, annoncer l'âpre lutte; j'aurais voulu dire à tous ceux qui par le monde guettaient comme moi le ciel dans l'attente du danger qu'ils n'apprendraient rien de neuf en regardant les étoiles. Notre ignorance me paraissait triste tout à coup, profondément triste. Mais après tout, à qui la faute? Est-ce parce que la sentinelle veille que jamais les hommes ne doivent tendre l'oreille aux aboiements des chiens, au loin, par-delà les portes de la cité? Est-ce parce que le prêtre prie que jamais les hommes ne doivent laisser monter, comme la fumée des toits vers l'azur, deux ou trois mots qui s'élèvent comme une prière à Dieu? Nous nous étions déchargés de tous nos devoirs, dont nous avions rejeté le fardeau sur d'autres épaules: pour la terre et pour nos corps, le boulanger pétrissait la pâte blanche; pour le ciel et pour nos âmes, l'homme en noir, si triste avec sa croix sur la poitrine, pétrissait des mots dans sa bouche. Mais nul n'avait bâti pour nous cette demeure spirituelle que nous n'avions pas construite pierre par pierre, jour après jour. Et je savais maintenant qu'à la saison des pluies, après les chaleurs de l'été, lorsque viendraient les grands vents qui balayeraient les terres, les mers et tout ce qui est au-delà des terres et des mers, je savais que nul n'entendrait plus notre plainte, nul ne nous ouvrirait sa porte pour nous offrir l'abri d'un toit.
Mais que pouvaient alors les quelques poignées d'hommes qui comme moi avaient envie de crier, d'ouvrir, l'espace d'un instant au moins, les yeux de leurs semblables? Je savais que pour moi, la plume serait ma voie, mais n'était-ce pas là en vérité un bien piètre instrument? Les gens vous lisent, communient quelques heures durant avec ce qu'ils appellent "votre idéal", dans le meilleur des cas l'enthousiasme les saisit et vous avez fait un adepte, là où vous espériez susciter le souffle d'un esprit nouveau. Une fois de plus, la lettre l'a emporté sur l'esprit et les mots que vous aviez écrits se sont figés comme une eau prise par le froid. Ainsi, au moment même où je réalisais la portée des pages que je venais de lire, de nouveau le problème de la communication entre les hommes se dressait devant moi, plus incisif et plus déchirant encore. Les langues sont de bien frêles barrières en comparaison de ces murailles derrière lesquelles se retranche l'existence véritable. C'est dans nos pauvres têtes, bien plus que dans nos pâles idiomes, qu'elle a jeté sa confusion la tour de Babel, lorsqu'elle s'est écroulée lamentablement sur la terre. Depuis ce jour-là, la vie de l'esprit, qui est la seule vraie vie, ne transparaît que rarement sous l'épaisseur des fortifications insondables où se joue le drame muet de l'existence. Parfois, lorsqu'une grande douleur ou une grande joie transperce tout à coup cette armure d'indolence, un frêle rayon passe qui sonde timidement l'espace et prend soudain conscience que quelque chose existe au-delà de la prison où se déroule la vie végétative des êtres humains. Quoi? Nous ne saurions probablement pas le dire avec précision. Pourtant, durant une journée, une heure, une minute, cette chose inconnue a rendu plus belle la vie, plus douce la clarté du jour, et ce moment-là s'est soudain confondue avec l'éternité. Alors, notre intelligence nous est apparue dans ses limites véritables, étroitement bornée, impuissante à pénétrer tout ce qui n'a point la lourde consistance de la matière qui nous enveloppe, celle dont, pour un temps, se nourrissent les hommes. Mais ces joies-là, qui sont les plus profondes, sont aussi les plus éphémères! Anodin, monotone, le monde quotidien, dénué de tout relief reprend, plus despotique encore, son empire et resserre plus étroitement l'étreinte sur cet esprit fugitif que parfois tenaille, comme un instinct, la soif de revoir ces hauteurs inaccessibles où se situe la vraie patrie.
Lorsque je me suis couché, je n'ai pas réussi à m'endormir aussitôt. Je tournais et retournais entre les draps, en proie à cette espèce d'exaltation intérieure où m'avait mis le conflit entre la révélation à laquelle je venais de naître quelques heures plus tôt et l'impossibilité où je me voyais maintenant de partager cet inestimable trésor. Cependant, l'éclat bleuté de la lune qui filtrait au travers des rideaux finit par papilloter au plafond pour se mêler progressivement à un sommeil sans rêves. Je me réveillai très tôt, aussi frais et dispos que si j'avais dormi durant les quelques huit heures à défaut desquelles on me trouve d'ordinaire de fort méchante humeur. Malgré l'heure matinale, je ne pus résister à la tentation de me glisser dans la chambre de Vanessa. J'étais trop impatient de connaître ses impressions dont elle ne m'avait rien dit la veille. Mais elle dormait encore profondément. Je n'eus pas le courage de la réveiller. En attendant, je m'installai donc à la petite table qui faisait face à la fenêtre. Le livre, un autre exemplaire probablement, s'y trouvait ouvert, à la page où elle l'avait laissé, soudain prise par le sommeil. Je m'attardai encore, c'était ma seule passion, à contempler le repos de cet être adorable qui était devenu ce que j'avais de plus précieux au monde. Comme elle paraît belle la femme qu'on aime, combien plus belle que toutes les autres qui, la veille encore, semblaient autant de joyaux parmi lesquels il serait impossible de choisir! Et pourtant, le miracle s'est réalisé, deux êtres se sont inexplicablement reconnus et soudain, sans bien savoir pourquoi, ils se sont aimés! Un être qu'on ne connaissait pas ou qu'on croyait ne pas connaître a pris plus de poids que tout le passé du monde. Alors, on a découvert à cet instant que la vie venait seulement de commencer et qu'on pourrait peut-être lui donner un sens encore, la rendre digne enfin d'être vécue.
Mais quel univers secret et impénétrable se déroulait donc maintenant derrière ces paupières closes, suscitant parfois un sourire à peine esquissé, à peine perceptible? Ce même sourire évanescent et lointain m'entrouvrait chaque fois les rivages d'un monde inconnu dont je pressentais vaguement les profondeurs luxuriantes et fécondes. C'est ainsi que les marins de Colomb avaient dû entendre l'appel profond de la prairie, parmi la danse criarde des mouettes flottant dans le sillage des caravelles. J'aurais ma part, jour après jour, de cette terre assoupie et tiède, s'ignorant elle-même; je découvrirais pas à pas ces solitudes vierges qu'elle reconnaîtrait en moi comme je me retrouverais en elle. Son sourire, ses joies, les palpitations intimes de cette chair et de cette âme me seraient aussi sacrés que ses peines et ses colères. Vanessa m'avait regardé et elle m'avait tendu les bras, comme les deux bras d'un fleuve s'ouvrant sur le trésor des sources lointaines et latentes. Alors j'avais compris qu'au travers de ce regard échangé un pont s'était bâti entre ces deux continents où nous avions vécu jusqu'alors isolés et solitaires; notre vie maintenant ne serait plus qu'un perpétuel cheminement de l'un à l'autre, une perpétuelle rencontre sur cette passerelle fragile où ce peu de nous-mêmes qui transparaît dans nos paroles et dans nos actes laisserait parfois entrevoir, palingénésique et souterraine, la vie profonde de l'esprit.
Elle m'échappait dans son sommeil! Mais sans doute mon image peuplait-elle ses songes, illuminant quelquefois d'un sourire vague ses lèvres, cette belle bouche en coeur assoiffée d'amour et de tendresse. Cette seule pensée nous réunissait secrètement. Le pouvoir des pensées est insoupçonnable! J'ai toujours été persuadé que ni les distances, ni même la mort n'arrêtent leur cours. Les pensées réciproques se rejoignent et se nouent par-delà les éthers aussi facilement que se joignent les doigts des amants, aussi simplement qu'un bouquet d'arbres appelle par-delà les horizons le troupeau des nuages et la bénédiction féconde de la pluie. Je ne pouvais plus résister au baiser que ses lèvres attendaient sans le savoir. N'était-ce pas, comme dans les contes de fée, le geste magique qui la réveillerait, elle, endormie depuis des siècles peut-être? Elle s'éveilla donc, à nouveau rendue, pour une adorable journée de bonheur, au monde des vivants. Elle noua ses bras à mon cou, attirant sur son oreiller ma tête, comme pour partager, avant qu'ils ne s'évanouissent irrémédiablement, les rêves de la nuit.
- "Je t'aime, Vanessa, adorable Vanessa! Ton nom lui-même, lorsque je le prononce, ne signifie pas autre chose: je t'aime!"
- "Moi aussi je t'aime, Yohan! Les hommes n'ont rien inventé de plus doux que ces mots-là. Ecoute-les chanter comme une musique: je t'aime!"
- "Rien n'était plus doux en effet et tandis que je t'embrassais, à l'instant où tes paupières se fermaient, il me semblait qu'avec elles basculait tout l'univers. Car tel est le pouvoir de ces mots-là: ils sont source d'enchantement. Rien au monde n'égale leur puissance. Malheur à celui qui les prononce des lèvres tandis que son coeur reste muet, car il n'est pas de pire mensonge!"
- "Tu étais là depuis longtemps?"
- "Depuis quelques minutes, dix peut-être. Je te regardais dormir. Si tu savais comme tu es belle quand tu dors!"
- "Tu exagères! Je ressemble à tant d'autres femmes! Ton amour, seul, me donne la beauté. Tu sais, je sentais ta présence au travers de mon sommeil, je me sentais indéfinissablement observée, touchée par un regard qui distillait de la tendresse sur ma peau et prenait peu à peu la place de mon rêve. Le regard de celui qu'elle aime touche une femme comme un rayon de soleil: elle s'éveille, s'épanouit, et cessant peu à peu de ressembler aux autres, elle devient tout à coup irremplaçable."
- "Ton regard, Vanessa, possède les mêmes pouvoirs. La vie cesse d'être indifférente quand, parmi tant d'autres, un regard cessant d'être sans objet restitue tout à coup leur sens à chacun de nos gestes. Alors on s'aperçoit que c'est comme un don qui féconde la vie et que sans lui l'existence n'eût été qu'un vain songe perdu dans le sommeil des limbes. Et on se sent confusément fier sous ces yeux qui vous ont reconnu le droit d'exister. Ton amour me donne un peu la vie..."
- "Il te la donne comme tu me l'as donnée. C'est cet échange surtout qui est merveilleux, ce sentiment de ne plus être à soi tout seul mais d'appartenir désormais à cet être aussi autour duquel rayonne la vie. On se sent tout à coup responsable de soi vis-à-vis d'un autre que soi-même, parce qu'à ses yeux on se sait inestimable. La vie prend le prix que lui donne l'amour."
- "C'est à ce moment-là que tout s'éclaire en effet, et que se réalise l'oeuvre de l'esprit, quand on se rend compte enfin qu'on se doit la meilleure part de soi-même autant qu'on la doit au reste du monde. L'esprit alors transparaît sous la chair tendre et fugace, il féconde la matière et donne naissance à un homme plus serein et plus libre."
En ce temps-là, lorsque les hommes parlaient des choses de l'esprit, la charité, l'amour du prochain, l'idée de dévouement, de renoncement, d'abnégation s'élevait en eux comme un inaccessible sacerdoce mâtiné d'un rien de fanatisme. Notre amour était le plus souvent inversement proportionnel à la distance qui nous séparait des hommes. Les souffrances lointaines ne suscitaient en nous qu'une émotion bien fugitive, incapable de déborder au-delà de la cellule familiale étroite et restreinte. Nous pensions aimer les nôtres, nous pensions être riches. Nous avions oublié que le véritable trésor n'est pas en ce qu'on puise, mais bien plutôt en ce que l'on donne. Ces richesses-là au moins ne craignent pas les revers de fortune! Mais nous étions devenus complètement incapables de donner! C'est à peu près ce que j'ai dû penser ce matin-là en feuilletant le livre ouvert sur la table, cette oeuvre où j'avais découvert tant de vérités simples, trop simples sans doute pour l'entendement tortueux des hommes.
Puis le dialogue s'était renoué et j'avais demandé à Vanessa:
- "Que penses-tu de ce livre?"
- "Je pense", m'avait-elle répondu, "qu'il n'existe pas de mots dans le langage humain pour en qualifier la portée. Si ce mot-là pouvait encore avoir un sens, je dirais que c'est une révélation."
- "Moi aussi, je crois que c'est une révélation. J'ai passé une partie de la nuit à lire et tout à coup, dans les derniers chapitres du livre, j'ai cru comprendre quelque chose qui pourtant n'était pas écrit et qui m'a paru incroyable."
- "Oui, je sais ce que tu as ressenti, tu as découvert ce que tu cherchais depuis toujours dans les livres sans le savoir toi-même. Tu as découvert que la vie serait encore possible, qu'un jour prochain elle reprendrait un sens, enfin. Ton coeur alors s'est empli d'une joie indicible et tu as compris en un éclair que cet homme qui parle avec l'autorité des prophètes anciens annonçait la fin d'un univers vide."
- "C'est bien cela. La parole de cet homme-là n'est jamais supposition, jamais hypothèse. Il affirme au contraire, il parle de ce qu'il sait pour l'avoir vécu, dirait-on. Le monde pour lui ne s'arrête pas à l'étroite frontière du visible mais plonge ses racines en des confins où l'oeil de chair et de sang n'a plus part, loin, si loin au-dessus des mondes de sel et d'écume! Ce savoir-là ouvre aux hommes des portes que l'on croyait à jamais inaccessibles."
- "Mais qui est-il pour connaître ce que le commun des mortels ignore? D'où vient-il?"
- "Qui est-il? Qui pourra jamais le dire? D'où vient-il? Sans doute vient-il de plus loin que le soleil des hommes, de plus loin que le jour, de plus loin que la nuit."
- "Nous pourrions questionner Monsieur Noë; je suis sûre qu'il a bien des choses à dire à ce sujet-là."
Nous venions de rejoindre nos hôtes autour de la table où se prenait chaque matin, vers sept heures, le petit déjeuner. Le petit déjeuner n'était pas chez eux un repas qui se prenait à la légère. Monsieur Noë affirmait même que c'était pour lui le meilleur repas de la journée. Aussi l'entourait-on d'une sorte de cérémonial, discret mais bien réel cependant, comme un rite ou plutôt comme une communion profonde avec les forces neuves de la terre. Chaque matin accouraient, sur cette table de bois blond, le lait tiède dompté, le pain bis et les céréales, comme une offrande de la terre accueillante et généreuse. Et chaque matin, manger lentement, paisiblement, en méditant chaque parole, c'était comme une prière, comme un hommage rendu aux puissances créatrices de la nature. Et moi aussi, ce repas-là, je l'avais aimé comme on aime à retrouver le regard chaud des hommes qu'on croyait ne plus voir.
Je me résolus enfin à poser la question qui me brûlait les lèvres:
- "J'ai commencé la lecture de ce livre dont vous faites l'éloge... c'est une véritable révélation, peut-être jettera-t-il enfin sur le monde les bases d'une société plus juste et plus humaine. Je ne saurais dire pourquoi exactement, mais il m'est apparu - peut-être allez-vous trouver cela stupide - que cet écrivain n'est pas un être tout à fait comme les autres, un peu comme s'il appartenait à une race supérieure à celle qui peuple la terre. Tout devient limpide sous sa plume. Sa simplicité rassure et déconcerte le lecteur tout à la fois. Il reconstitue pour nous, comme un puzzle, une image de l'univers à laquelle on s'étonne de ne pas avoir su songer soi-même."
- "Les choses sont simples, Yohan, ce sont les hommes qui les compliquent. Nous avons mis notre intelligence sur un piédestal, comme si elle pouvait résoudre tous les problèmes! Quand une question reste sans réponses, nous nous empressons, dans notre orgueil, de déduire qu'il n'y en a pas. Mais notre cerveau n'assure que le travail pour lequel il est programmé, pas un autre. Sa compétence, sa logique se borne étroitement aux choses de la terre. Que lui importe à lui, l'immortalité éventuelle de l'esprit? Quelques décennies suffisent à faire de lui ce parfait instrument qui brillera de tous ses feux et que quelques années suffiront à briser comme les rouages d'un mécanisme usagé. L'éternité a pour nous cette fluidité de la musique qui échappe à l'intelligence, laquelle n'est faite de toute évidence, ni pour goûter l'une ni pour goûter l'autre. Il y a des hommes qui sont sourds de naissance. Pourtant, je suis persuadé que dans leur tête chantent parfois quelques notes, quelques accords, une mélodie peut-être, qu'entend une autre oreille que celle du corps. C'est peut-être çà l'éternité: un air qui passe, immortel, insaisissable?"
- "Oui, bien sûr, tous les artistes, tous les créateurs, tous les inventeurs de génie ont reconnu, pour l'avoir ressentie au plus profond d'eux-mêmes, cette réalité de l'esprit à laquelle vous pensez et qui est bien autre chose qu'une application particulière de l'intellect. Ceci, j'en suis convaincu, ne paraîtra pas indéfiniment discutable, les événements forceront la sottise des hommes. Une autre question me préoccupe en cet instant, celle de savoir qui est cet homme qui parle avec une telle autorité, en ce monde où l'on ne vit jamais fleurir que des conjonctures, des hypothèses, des querelles terminologiques, ou bien encore des postulats insensés servant de prétexte à la folie génocide. Qui est-il donc?"
- "Il fait partie de ceux qu'on reconnaît sans les avoir jamais vus. Leur personnalité se devine bien plus qu'elle ne se comprend", répondit-il.
- "Vous me parlez par énigme, comme si vous craigniez de dire ce qu'au fond de vous-même vous pensez clairement. Ma question vous embarrasse peut-être?"
- "C'est que je n'aime pas répondre à cette question-là sans être sûr. Une conviction ne s'impose pas. Je ne me reconnais pas le droit d'influencer votre jugement. On ouvre le livre et on y trouve ce qu'on cherche, uniquement ce qu'on y cherche. Qui n'y cherche rien, n'y découvrira rien non plus. Mais je ne parle pas pour vous bien entendu, simplement je m'en voudrais de vous priver du bonheur de cette rencontre seul à seul."
- "Pour Vanessa comme pour moi, je crois que la conviction n'est plus à faire, mais elle peut paraître à certains égards tellement insensée que j'ai peur, je l'avoue, d'être victime d'une illusion ou d'un rêve trop beau pour être vrai. Ne vais-je pas me réveiller d'un instant à l'autre, comme le pauvre hère avec du sable entre les doigts à la place de l'or qu'il croyait étreindre?"
- "Je sais de lui fort peu de choses et je crois qu'il ne désirait pas que l'on en sût davantage. Mais enfin, je vous parlerai de lui si vous y tenez."
Il s'absenta quelques minutes après le petit déjeuner. Quand il revint, je vis qu'il serrait entre ses mains un album de photos dont il illustrerait son récit.
A suivre...
Chapitre X : L'Envoyé
Chapitre XI : Le Savoir qui couronne
Chapitre XII : Solitudes
Chapitre XIII : La Prison de Silence
Chapitre XIV : L'Étoile