DE MARCHE EN MARCHE

II

De ce qui m'arriva immédiatement après ma mort, je ne peux plus m'en faire une claire représentation. C'était un mélange confus de pensées et de sentiments qui défie toute description. J'avais espéré que la mort conduisait à la complète dissolution, mais mon espoir m'avait trompé. Je continuais à vivre, cela je le sentais, mais seulement dans un délire affreux et d'effroyables tourments. Au commencement, mes yeux étaient entourés de voiles. C'était tout sombre autour de moi et je ne parvenais pas davantage à rassembler mes pensées, comme de différencier quelque chose de mon entourage. Je sentais autour de mon cou la corde qui faisait mal, et passais par les dures épreuves des suffocations toujours renouvelées. Je voulais appeler à l'aide, mais ma gorge étranglée ne laissait passer aucun son.

Combien de temps dura ce martyre infernal, je ne sais pas. Peut-être n'était-ce pas tellement long suivant la chronologie terrestre, mais comme je ne pouvais évaluer le temps que d'après ma souffrance infinie, elle me parut une éternité.

Finalement arriva un être charitable qui se chargea de moi. J'appris par la suite qu'il était un des bons esprits qui s'était donné pour mission d'assister les malheureux qui s'étaient donnés la mort.

Il m'emmena dans un établissement où se trouvaient encore de nombreux malheureux comme moi. Je ne sais pas si celui-ci doit être comparé à un hôpital ou à un asile d'aliénés. Il est certain que tous les souffrants possibles étaient là.

Au début, je ne compris rien de ce qui m'arrivait. Je sentis qu'on me traitait avec la plus grande douceur, et que mes douleurs par conséquent étaient adoucies. A présent, je pouvais me voir, mais je voyais tout comme dans une pénombre crépusculaire.

Mon amical garde-malade se tenait devant moi comme une forme lumineuse. C'était comme si toute la lumière que je pouvais percevoir émanait de lui ; cependant, je ne pouvais discerner les traits de son visage. Il était très avare de paroles et m'incitait seulement à rester tranquille ; et comme cela m'était encore pénible d'émettre un son, il ne fut pas dit grand chose entre nous. Mais je n'oublierai jamais avec quelle main légère il lava les traces de sang autour de mon cou et me pansa, puis rafraîchit mes tempes. Quand la peur m'assaillait et que mon être était tout ébranlé, il lui suffisait seulement de poser sa main sur mon cœur, et je devenais calme. Quel bien me fit cet homme!

C'était pour moi une énigme qu'il puisse exister de tels hommes qui se sacrifiaient volontairement pour les autres. Ce à quoi je n'avais jamais porté un intérêt quelconque auparavant, me donnait beaucoup à penser. C'était bien là la faible impulsion initiale à devenir moi-même un homme meilleur.

Je passais la plus grande partie de mon temps dans un état semblable à l'anesthésie, interrompu de temps à autre par les souvenirs angoissés de ma vie passée. Toutefois, même là, la connaissance n'était pas revenue tout à fait. C'était comme si je ne parvenais pas à me faire une idée claire de la manière dont était constitué mon propre Moi, avec tous les souvenirs inquiétants, passant à côté et disparaissant, pour émerger bientôt à nouveau. Mais les images de ma vie terrestre devinrent progressivement plus claires et je fus plus calme, mais, toutefois, non moins malheureux.

Je ne voulais pas cependant accorder au passé des pensées sérieuses quelconques, lorsque les souvenirs s'imposaient, mais je cherchais à les faire fuir. J'espérais pouvoir oublier et j'espérais ne plus jamais être obligé de penser à cela. Fou que j'étais ! Combien je comprenais peu alors ce qu'exige le développement de l'âme. Aucune des traces que nous laissons dans la vie ne peut être gommée. Tout doit venir à la lumière du jour pour être examiné, étudié et groupé en tant qu'expériences qui se cristallisent finalement en Sagesse, et l'esprit enclôt en lui-même ces expériences vécues en tant que propriété inaliénable.

Mais cette pratique n'est accomplie que par les souffrances, qui sont d'autant plus pénibles que nous nous sommes toujours opposés à la conduite divine qui nous est imposée. Je ne comprenais pas encore cela à l'époque. Mon esprit s'indignait contre la souffrance et je pensais que je pouvais me cacher devant celle-ci comme le lièvre qui se sent plus sûr, s'il se cache la tête derrière un buisson.

J'étais bientôt si bien rétabli que je ne devais pas rester plus longtemps en traitement dans l'établissement de mon amical garde-malade. Vainement je cherchais à lui parler pour me laisser ici. Mais il donnait des soins à d'autres malheureux qui attendaient à la réception, et il me fallut partir. Mais où devais-je me tourner ? Je n'avais personne vers qui je pouvais aller, et personne n'était là qui m'aurait accepté.

« Tu dois sortir et chercher, dit mon taciturne ami.

- Qui dois-je chercher ? demandai-je.

- Tu dois chercher afin de te trouver toi-même. »

Je ne comprenais pas ce qu'il disait et le regardais étonné. Il me caressa doucement le front et continua :

« Tu dois chercher dans ton propre for intérieur, même sur les genoux, jusqu'à ce tu saisisses ce qu'est ton être, ton Moi le meilleur. Tu dois le soigner et l'ennoblir, tu dois le mettre à la Lumière. Alors tu seras heureux.

- Mais tu disais bien que je devais sortir et chercher.

- Oui, mais ce n'est qu'au cours de promenades solitaires, seul avec toi-même, que tu te trouveras.

- Personne ne viendra donc avec moi ? Ne veux-tu pas me tenir compagnie, toi qui es si bon ? Je t'en prie !

- Mon ami, je ne dois pas le faire. Mon devoir me retient ici. En outre, je perturberais ta recherche si j'allais avec toi. Mais je te donnerai un réconfort comme fortifiant sur le chemin. Sache donc que tu ne vas pas seul dans ton activité. Quelqu'un te suit sur tous tes chemins, même si tu ne peux pas encore le voir, mais quand tu seras dans la misère la plus profonde, il avancera devant toi et se montrera à toi, et alors seulement tu recevras toute l'aide nécessaire. Va en paix à présent ! Que Dieu te bénisse !

- Donne-moi au moins ton nom, afin que j'y pense et que je puisse le prononcer dans ma solitude.

- Appelle-moi Gourou. »

Avec une douce puissance, il se libéra de mon étreinte, me conduisit quelques pas sur le chemin, et resta longtemps debout, puis me fit un signe d'adieu.

A présent, j'étais à nouveau seul. Vers où devais-je me tourner ? Je ne devais pas revenir auprès de mon ami, je le sentais. Mais pourquoi devais-je surtout aller ailleurs ? Ne pouvais-je pas aussi bien m'asseoir au bord du chemin et attendre jusqu'à ce que quelqu'un vienne et m'accepte avec lui ?

Ainsi, j'attendais donc et attendais... Personne ne vint, mais ce qui venait c'étaient les souvenirs du passé, et en même temps une inquiétude qui tourna bientôt à la peur. Je ne pus rester assis tranquillement plus longtemps. Je me levai et commençai à marcher, sans connaître le chemin, sans but pour mon excursion.

Comment dois-je décrire ce que je continuais à éprouver ? Le langage terrestre n'a aucune expression pour tout ce que cache le monde des esprits, et l'homme terrestre ne peut saisir ce qui réside hors de sa sphère de compréhension. Pourtant je dois me servir de vos notions afin de pouvoir décrire mes impressions car, même pour la partie du monde des esprits qui se trouve au plus près de la Terre, c'est tout à fait fondé : ce monde astral, ainsi nommé, n'est absolument pas si dissemblable de notre monde physique tel que se le représentent en général les enfants de la Terre. Au contraire, les deux mondes se ressemblent extérieurement au point qu'on pourrait prétendre que tout ce qui se trouve dans le monde matériel a son reflet ici. Les deux mondes sont seulement formés de matières différentes. On pourrait l'exprimer ainsi : le monde astral est l'original et le monde matériel n'en est que la faible reproduction imparfaite. Ainsi le corps physique de l'homme est aussi une imparfaite reproduction, souvent déformée, du corps astral qui, ici dans notre monde, constitue la forme extérieure : un corps exactement aussi vrai que l'était le corps physique. Oui, les habitants du monde astral ne sont pas seulement extérieurement mais aussi intérieurement semblables aux hommes de la Terre, bien qu'ils soient revêtus d'un corps de matière largement plus légère. Par conséquent, notre monde est lui aussi un monde aussi objectif que le vôtre et il se présente de même que celui de la Terre.

Tout se ressemble tellement ; mais pourtant, il y a ici un élément qui appose sur toute chose un tel cachet essentiel que j'aimerais le caractériser comme point de vue subjectif des perceptions de chaque individu. On peut s'en faire une notion si on considère, par exemple, combien est saisi différemment sur la Terre le même paysage ou la même œuvre d'art par un homme cultivé et un homme sans culture, et quelle différente impression il fait sur eux, bien que le paysage et l'œuvre d'art aient pour tous deux la même réalité objective. Ici cette circonstance est beaucoup plus grande. L'esprit se crée une image de ce qu'il voit en conformité avec son évolution ou la constitution de son âme, et cette image est si vivante qu'elle agit tout à fait objectivement, quand, pour un autre qui est dans une autre condition d'âme, le même objet peut avoir l'air bien différent. D'une certaine manière, on peut dire par conséquent que chacun se crée son environnement d'après son sens. Le cœur fournit la matière pour cela, et l'esprit la forme.

C'est ce que, d'après le concept terrestre, il est si difficile d'expliquer clairement. Mais, c'est de moi que je voulais pourtant vous parler...





Je continuai à marcher, d'abord sur une large plaine, puis à travers un désert inculte. Le chemin devint progressivement plus étroit jusqu'à un insignifiant sentier qui menait soit sur un crassier de montagne, soit sur une région marécageuse couverte de fourrés. Aucune habitation humaine où j'aurais pu entrer et demander asile. Personne nulle part pour me dire la route ou bien me conseiller sur la direction que je devais prendre.

Le crépuscule continuait d'augmenter et l'obscurité se blottissait entre les roches et les buissons et couvrait la région d'un manteau presque opaque. Cela m'était désagréable et je commençai à courir. Et je parvins bientôt à une région cultivée. Mais je trébuchai. Cela dura longtemps jusqu'à ce que je puisse à nouveau me lever. Peu à peu, je réussis à m'asseoir sur une pierre, mais mes forces à présent étaient épuisées. Je ne pouvais faire un pas de plus.

J'étais assis là, solitaire et abandonné dans le désert. Une effroyable oppression me saisit. Etait-ce l'imagination ou bien étaient-ce des ombres fantomatiques qui planaient autour de moi ? Je crus les reconnaître, et une peur épouvantable s'empara de moi. Que me voulaient ces formes désagréables qui émergeaient devant moi et me dévisageaient ?

Quelques-unes me menaçaient du poing et d'autres se tordaient les mains de désespoir. D'où venaient-elles et qu'avaient-elles à faire avec moi ? Je cherchais à les effaroucher mais elles revenaient. Je les priai de me quitter mais en vain. Je voulais difficilement me l'avouer mais je les reconnaissais : c'étaient des commerçants que j'avais trompés, des prêteurs que je n'avais jamais remboursés, des joueurs que j'avais ruinés, des jeunes filles que j'avais rendues malheureuses. Malheur à moi ! Quels amers souvenirs émergeaient et prenaient formes devant moi ! Leurs accusations silencieuses me brûlaient comme des coups de fouet. Je ne pouvais pas supporter de les voir. Je pris ma tête à deux mains et me mis à pleurer. Cela me soulagea un peu...

Soudain j'entendis une voix à mes côtés : « Demande-leur pardon ! » Je devais leur demander pardon ? Je n'étais pas le seul malfaiteur ; ce que j'avais fait n'était pas plus mauvais que ce que des milliers d'autres avaient fait avant moi. Je relevai la tête et pensai : maintenant je vais les regarder tous en face, ainsi ils reculeront devant moi. Mais ils étaient à présent tous partis. Je me rassis, solitaire, sans une idée de l'endroit où je me trouvais ni ce que je devais commencer. Je fixai stupidement le regard devant moi.

Mais, je distinguais un peu de lumière au loin, dans le boqueteau. Cela remuait entre les arbres et venait toujours plus près ; c'était sûrement un homme qui s'était peut-être égaré, comme moi. « Hello ! » " Il ne répondit pas mais vint à moi, à pas rapides. Plus vite que je ne l'escomptais, il se tint devant moi, enveloppé dans un large manteau, avec un chapeau à large bord enfoncé sur le front. Ce n'était pas une ombre mais un homme véritable. Comme il paraissait lumineux ! C'était presque comme s'il émanait de lui une lumière...

« Peux-tu me dire où nous sommes et vers où je dois aller pour trouver un asile ? demandai-je.

- Tu es à la recherche de toi-même, répondit-il, et lorsque tu te seras trouvé, le chemin te mènera vers ton foyer à travers la vallée de l'effort sur soi-même.

- Me connais-tu pour me parler ainsi ?

- Oui, je suis ton ami qui est venu pour t'aider. Veux-tu me prendre la main, ainsi je te conduirai. Je connais le chemin.

- Qui es-tu donc ? »

Alors, l'étranger entrouvrit son manteau et ôta son chapeau.

« Jésus-Marie ! C'est Charles-Georges ! »

Je tombai comme foudroyé, le visage contre terre. Il me caressa légèrement la chevelure. Je repoussai sa main.

« Que veux-tu de moi ? m'écriai-je. Ce n'est pas moi qui suis responsable de ta mort. C'est ta sœur. Eloigne-toi de moi. N'ai-je pas assez souffert ? Viens-tu encore, toi aussi, pour me torturer ?

- Bon, je pars puisque tu refuses mon aide, mais appelle-moi quand tu seras dans la détresse ; alors j'essaierai de venir », dit-il sur le ton de l'assistance la plus délicate.

Lorsque je relevai la tête, il avait disparu.

Combien de temps suis-je resté là, étendu, dans mon abandon, sans défense ? Je ne sais pas. Le temps est long pour celui qui souffre, et je souffrais horriblement. Le seul qui voulait m'assister, je l'avais repoussé. Mais comment aurais-je osé mettre ma main dans la sienne ? J'étais son assassin, bien que je ne lui eus pas pris la vie de mes propres mains. Oui, devant moi-même, je pouvais bien le reconnaître, mais devais-je le faire à son égard ? Il n'en savait rien ! Me pardonnerait-il jamais ? Il disait que j'étais à la recherche de moi-même. Gourou disait cela, lui aussi. Que voulaient-ils dire ? A nouveau, j'entendis en moi cette voix : « Va en toi-même, découvre en ton âme les recoins les plus cachés, non seulement devant toi, mais aussi devant tous ceux que tu as trompés. »

D'où venait la voix ? Personne n'était dans mon voisinage. Je m'assis à nouveau pour réfléchir sur les paroles, et le sentiment me vint que je me trouvais devant une inévitable opération pénible. Etait-elle vraiment inévitable ? Et qui devait engager le fer ? Devais-je le faire moi-même ? Je tremblais de crainte et tentais de chasser tout cela de mes sens, et de penser à autre chose.

Puis je perçus autour de moi un léger mouvement. Les ombres mystérieuses surgirent à nouveau et ricanèrent, d'abord individuellement, puis dansèrent autour de moi une danse de sorcière si abominable que je crus en devenir fou.

« Assez ! assez ! m'écriai-je. Pardonnez-moi ! J'ai manqué envers vous tous. Je suis un misérable qui a fait bien du mal. J'ai été trop faible et n'ai pas opposé de résistance. J'ai été soumis à toutes les mauvaises tentations et j'ai, par conséquent, fait tant de malheureux... Mais je suis moi-même le plus malheureux de tous. Pardon ! Pardon ! Et toi, Charles-Georges... »

« Charles-Georges ! m'écriai-je tellement fortement que cela résonna dans les montagnes, pardonne-moi, toi aussi. Je l'ai fait alors qu'elle m'en suggérait l'idée, l'idée démoniaque. Pardonne-moi, et pardonne-lui, à elle aussi. Contre toi nous avons péché ainsi qu'envers n'importe qui d'autre. Et ce n'était pas seulement contre toi, mais contre tout l'équipage... C'était bien évident que le vieux "Wotan" ne pouvait plus supporter aucune tempête ! Oh ! vous tous qui avez sombré avec le vieux bateau, comment pourrais-je jamais réparer les torts que j'ai commis envers vous ?

Et toi, toi qui m'aimais, mon unique Gerda, je t'ai fait tant de mal, tant de mal ! Par cupidité, je t'ai répudiée et t'ai rendue malheureuse toute ta vie. Moi, misérable, comment dois-je pouvoir tout, tout expier ?... »

J'étais resté longtemps étendu, la face contre le sol, et j'avais pleuré amèrement dans ma détresse, quand je sentis une main sur mon épaule. Je me remis lentement debout.

Miraculeusement, une forme lumineuse rayonnante se tenait à mes côtés. Je n'avais pas perçu sa venue et ne l'avais jamais vue auparavant. Elle me souriait si amicalement !

« Qui es-tu, demandai-je émerveillé ?

- Je suis ton ami qui t'a tout le temps suivi dans le désert, et depuis longtemps déjà auparavant, dit-il. Mais tu n'as jamais pu me voir. Quelquefois seulement, tu as pu percevoir ma voix. Relève-toi, nous irons ensemble dans une région plus belle.

- Comment peux-tu être aussi bon avec moi qui suis un être abject ?

- Personne n'est descendu si profondément qu'il ne puisse se redresser. Tu t'es maintenant trouvé toi-même et tu a traversé l'épreuve de l'effort sur toi-même. Tu recevras le pardon de tous ceux envers qui tu as fauté, selon la gravité, et tu pourras, en temps voulu, faire envers eux tous le bien, aussitôt que tu recevras la force à cette fin. Tu me demandes comment je peux être si bon avec toi. Ah ! cher ami ! ma bonté n'est qu'un faible reflet de l'Amour qui est éternellement compatissant. Veux-tu, comme moi, t'agenouiller ici, dans le désert, et remercier DIEU du fait que Son étincelle ait été assez forte dans les profondeurs de ton âme, et qu'elle ne t'ait laissé aucun répit jusqu'à ce que tu aies mené le combat avec toi-même et trouvé le repos ? »



Nous nous étions levés aussitôt et avions commencé notre promenade, quand Charles-Georges vint à notre rencontre à pas rapides. Il me pressa dans ses bras et manifesta sa joie. Il raconta qu'il m'avait toujours bien considéré, mais il avait vu avec peine comment sa sœur m'avait attiré toujours plus profondément vers le bas.

« Vous pensiez surtout, disait-il, que je n'étais qu'un enfant, et en plus un original, mais je vivais une vie intérieure et comprenais bien plus que vous ne pressentiez. »

Il avait tant de choses à raconter, alors que nous suivions le chemin conduisant à travers des contrées toujours plus belles, en montant vers des hauteurs plus lumineuses.

Charles-Georges ne me conduisait pas seulement : il me portait presque. Il était si fort ! Par contre, j'étais passablement faible. C'était un superbe voyage, si rempli de nouvelles impressions que je ne puis les décrire. Nous rencontrions souvent des groupes de voyageurs qui allaient dans la même direction que nous, et nous nous joignions parfois à eux, mais nous n'engagions pas la conversation avec eux, car nous avions nous-mêmes trop de choses à nous raconter.

Comme nous avions atteint une hauteur d'où s'offrait un vaste panorama sur toute la région environnante, mon guide fit halte, me prit par le cou et me désigna une ravissante vallée peuplée d'arbres ombreux.

« Là, dit-il, se trouve la hutte qui sera ta demeure pour les temps prochains ; elle appartient à un autre de tes amis. Charles-Georges t'y conduira et restera près de toi. Maintenant je vous quitte, d'autres devoirs me réclament ; mais je viendrai bientôt vous voir. »

Tandis qu'il me serrait la main avant de partir, il me dit :

« Si tu veux quelque chose de moi, alors appelle-moi par mon nom : Akab, alors je n'hésiterai pas à venir bientôt. Que DIEU te bénisse. »

Il me fit un signe amical de la main et disparut dans une autre direction, aussi vite que s'il avait eu des ailes.

Alors que nous atteignions le but de notre voyage qui était ma nouvelle maison, j'eus, au-delà de toute mesure, une merveilleuse surprise : sur le pas de la porte se tenait Gerda, les bras grands ouverts, qui me souhaita la bienvenue. Non pas la Gerda écrasée et précocement vieillie, que je quittai dans mon désespoir à mon dernier au revoir, non, rayonnante et belle, elle se tenait là avec ses doux yeux bleus et ses cheveux blonds bouclés de notre jeunesse, dont je me souvenais encore si bien.

« Enfin te voilà, dit-elle. Après toi, j'ai attendu ici si longtemps, si longtemps, pendant que Charles-Georges était à ta recherche... » Elle raconta alors qu'elle avait laissé derrière elle la vie terrestre peu après que moi, ce poltron, je m'en fus échappé. Elle avait rejoint Charles-Georges, et ils avaient décidé de m'assister et de m'offrir une demeure communautaire, jusqu'à ce que je sois devenu assez fort pour me débrouiller seul. Tous deux appartenaient à une sphère un peu plus élevée, mais comme je n'y avais naturellement aucun droit de cité, au lieu d'y demeurer, ils étaient de nouveau dans ma sphère.

Il s'avéra bientôt combien il était bon pour moi d'avoir ces deux amis à mes côtés. J'avais, à vrai dire, de fréquents et pénibles accès de désespoir, consécutifs à mon suicide. Ils commençaient par une étrange impression d'appartenance à mon corps physique en décomposition. Je me sentais, en quelque sorte, réattiré jusqu'à l'enveloppe de poussière que j'avais laissée derrière moi, et qui pendait à une poutre du toit, au-dessus du sol, et je pouvais me sentir pendant quelque temps relié avec elle de telle sorte que je subissais une partie des tortures de l'agonie.

Je voyais tout noir et commençais à pleurer convulsivement. Lors de ces accès, Gerda me soignait avec des passes magnétiques. C'était le seul remède qui me calmait. Puis elle s'asseyait auprès de moi et me tenait la main jusqu'à ce que la crise s'apaisât. Au début, ces accès étaient pénibles et de longue durée, et se répétaient assez souvent. Personne ne savait combien je souffrais, sauf elle qui partageait ma souffrance, et assurément personne n'aurait pu m'assister autant qu'elle. Je sentais qu'elle supportait la moitié de mon angoisse, et personne d'autre n'aurait été capable de cela. Combien elle me soigna affectueusement, durant cette longue période de ma convalescence, je ne puis le décrire, mais je la remercie de toute mon âme pour tout ce qu'elle a fait pour moi à cette époque. Charles-Georges, lui aussi, était infatigable dans ses preuves de délicatesse envers moi. Graduellement, les accès se produisirent plus rarement, et ils devinrent aussi plus légers.

A l'occasion d'une visite d'Akab chez nous, je lui demandai à quoi était dû mon état et s'il croyait que je devrais toujours souffrir de ces symptômes.

« Non, répondit-il, le jour naturel de ta mort auquel tu aurais dû mourir si tu n'avais pas devancé la nature, ces accès cesseront complètement, mais jusque là, tu restes encore lié à un très fin fil de sensations, non pas à ton corps physique dont la transformation en poussière est déjà accomplie, mais au modèle éthérique de celui-ci, qui mène aussi longtemps une espèce de vie de plante sans âme. Ce fil que la nature elle-même a filé, personne ne peut le déchirer tout à fait, mais il se déchire de lui-même quand le temps de vie déterminé est consumé ; et aussi longtemps qu'une sensation est encore existante dans ce fil, on est attiré à son corps déposé, et on ressent par ce contact une douleur plus ou moins grande. Quand on s'est donné la mort soi-même, ce lien peut causer de pénibles souffrances, comme il suscite aussi de désagréables souvenirs. Mais si on est mort subitement pour d'autres causes, alors on n'en souffre vraiment pas. »



Une autre circonstance me causait en ce temps-là encore du souci, et je ne sais pas comment j'aurais pu la supporter si j'avais été abandonné à moi-même. Akab m'avait prescrit de faire ressortir l'histoire de ma vie, ligne par ligne, du début à la fin.

« C'est la meilleure façon, dit-il, de tirer un enseignement soi-même de ce que l'on a vécu. Les expériences sont souvent chères à acquérir, elles doivent être d'autant plus soigneusement vérifiées. On ne commet pas volontiers, à nouveau un faux pas, quand on s'en rappelle exactement les conséquences. Inscris par conséquent tout, les côtés sombres comme les côtés lumineux, ce sera un précieux protocole que tu pourras, comme d'autres, utiliser à l'avenir.

- Les autres doivent-ils la lire aussi ? » osai-je demander.

Il sourit amicalement tout en répondant :

« Ici, il n'y a pas de secret, et cela nous exhorte aussi à vivre de telle façon que nous n'ayons rien à cacher. »

Ce n'était pas un devoir facile qui m'était fixé, mais moins que tout autre, je ne pouvais le rejeter du fait que j'aurais déclaré ne plus pouvoir me souvenir du passé. Au contraire, ma vie terrestre en entier se tenait en images devant moi, et reproduite si précisément qu'à leur vue, je revivais chaque jour, chaque heure, avec une réalité qui était vraiment pénible. Penser - ainsi assis à s'observer soi-même - à vérifier rigoureusement toutes les mauvaises pensées, toutes les paroles dures, toutes les laides actions, et les inscrire, ligne après ligne, c'est quelque chose d'épouvantable... S'il arrivait parfois une lueur, quelque chose de bon que j'avais fait, alors cela agissait de manière soulageante, mais de tels points lumineux étaient rares. C'était principalement une description d'un genre plus sombre que j'avais à faire.

J'essayais bien parfois de passer par-dessus un point noir quelconque de ma vie, mais alors j'étais saisi d'une telle angoisse que je ne pouvais pas tergiverser plus longtemps avec mon rapport, jusqu'à ce que j'eusse écrit ou biffé, et que je sois allé jusqu'au tréfonds de mon âme. Et il ne suffisait pas de relater seulement objectivement ce qui s'était passé et ce que j'avais fait : il me fallait également inscrire ce qui concernait ma responsabilité dans chaque cas particulier.

Combien de fois ne cherchais-je pas avec zèle tout ce qui pouvait m'excuser, mais la Vérité devait venir à la Lumière. Je n'avais aucun repos jusqu'à ce que je me sois octroyé à moi-même toute la responsabilité que je portais véritablement en chaque circonstance. Ce n'était ni plus ni moins qu'un Purgatoire.

Mais pendant que je souffrais sous le poids de mes souvenirs, mes deux amis dispensaient autour de moi Lumière et chaleur. Ils s'activaient inlassablement à me réconforter et à me consoler. Grâce à leurs soins, j'étais assez heureux dès que mon travail me laissait un instant et me permettait de jouir de leur compagnie. Mais ces heures de bonheur étaient brèves et il me fallait bientôt revenir à mon devoir.

Ainsi se passa un certain temps que je ne puis évaluer. Ce fut pour moi comme une vie terrestre entière. Akab venait parfois me visiter et contrôler mon travail. Il me passa un jour la main sur le front et dit : « C'est bien, je suis content de toi. » Il avait de temps en temps de telles expressions étranges que je ne comprenais pas très bien.

Enfin, mon travail arriva à sa fin. La dernière partie à transcrire avait été pour moi d'une astreinte énorme, mais lorsqu'elle fut terminée, il me sembla être soulagé d'un poids énorme qui pesait sur mes épaules.

Akab vint vérifier avec soin mon ouvrage et m'exprima sa satisfaction. Je ne pouvais désirer meilleure récompense ! C'était un jour de joie dans notre petit cercle. Nous prîmes place tous les quatre sur la terrasse devant la maison, et jouîmes de la fraîcheur du soir et de la splendeur du coucher de soleil.

« Tu as maintenant effectué un travail difficile, me dit Akab, mais tu en éprouveras aussi de la joie ! Combien elle sera riche de bénédiction pour ton propre développement ! Désormais, il te faut penser à un quelconque travail à commencer hors de chez toi. As-tu, à cet égard, un désir quelconque ? De quoi aurais-tu bien envie ?

- Cher Akab, répliqua Gerda, après le travail astreignant qu'il a eu, il faut que tu lui accordes un temps de repos rafraîchissant. Tu ne t'es pas trouvé auprès de lui aussi proche que moi, et tu n'as pu voir combien il a lutté courageusement avec lui-même. Nous avons à peine goûté au plaisir d'être ensemble, tellement il a pris son travail à cœur !

- Oui, ça ne serait pas trop demander, confirma Charles-Georges, s'il pouvait maintenant être un moment libre. Nous avons justement projeté quelques belles excursions dans la région. Il n'a encore rien pu voir autour de lui et s'est assis comme un ermite dans sa grotte, coupé du reste du monde.

- Qu'il se repose donc, s'il en a besoin, répondit Akab, et je ne voudrais pas le moins du monde vous gâter la joie à laquelle vous avez tous les trois pensé ; mais j'aimerais assez apprendre à quel travail il a envie de se consacrer ensuite.

- J'ai bien un plan, répondis-je, mais je sens aussi que je suis encore bien peu préparé pour le réaliser.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Gerda, curieuse.

- J'ai une telle admiration pour celui qui m'a le premier accueilli à mon arrivée soudaine dans ce monde, c'est-à-dire pour Gourou ! J'ai souvent pensé au bonheur qu'il doit éprouver à pouvoir faire tant de bien. Et je souhaiterais pouvoir un jour l'assister en ce sens.

- Tenir une place telle que la sienne requiert une grande force que tu ne possèdes pas, mais tu pourrais toujours essayer de devenir, dans l'exercice de son pénible métier, un petit assistant. J'essaierai de t'obtenir une place dans le grand hôpital, après que tu auras profité de ta liberté avec tes amis.

- J'ai encore un autre désir, à vrai dire, dis-je : l'aspiration à acquérir la Connaissance. J'ai appris par Charles-Georges qu'une bonne école existe non loin d'ici, dans laquelle il va lui-même. Je connais si peu l'histoire du monde. Ce serait riche d'enseignement pour moi que de pouvoir apprendre un peu des grands événements de l'histoire des peuples.

- Oui, ce serait bien mieux, intervint Charles-Georges. Abandonne l'idée de l'hôpital et au lieu de cela, joins-toi à moi dans mes études.

- Je crois qu'il ne doit pas refouler son aspiration à faire le bien, répondit Akab. Si ses forces venaient à lui manquer en essayant, il pourrait toujours revenir et s'asseoir avec toi sur les bancs de l'école. Nous avons tous besoin d'enseignement. »

A présent allait suivre une superbe période que je n'essayerai pas de dépeindre. Nous fîmes ensemble des voyages dans différentes directions, et je me délectais à grands traits de toutes les nouveautés et beautés que je voyais et expérimentais. Combien l'existence est riche et diversifiée !

Je fis la connaissance de nombreuses personnes de valeur qui étaient toutes bonnes avec moi. Mais plus je venais en contact avec les autres, plus ma propre insuffisance m'oppressait. Je pensais que tous m'étaient supérieurs, non seulement en connaissance mais aussi en force spirituelle.

Je finis par découvrir que cette vie facile que je menais ne pouvait convenir à une personne comme moi qui se tenait si loin derrière les autres. Je remerciais donc mes bons amis de tout ce qu'ils avaient fait pour moi et pour toutes les joies qu'ils m'avaient causées, et nous décidâmes de nous séparer pour un temps. Gerda s'éleva dans sa véritable patrie et Charles-Georges resta encore un certain temps dans son école. Quand à moi, je me rendis à l'hôpital où Akab m'avait trouvé une place auprès de mon ami Gourou.

Ici m'attendait un pénible service ; je n'aurais jamais pu me représenter combien cela pouvait être difficile. Il s'agissait d'accueillir les infortunés de la Terre, et surtout ceux qui, comme moi, s'étaient jetés dans l'ombre de la mort, sans la croyance qu'il pouvait y avoir, après la mort, une continuation de la vie.

C'était à vous déchirer le cœur de voir le désespoir qui s'emparait de ces pauvres êtres dès qu'ils s'éveillaient à la pleine conscience, et d'entendre leurs cris de lamentation et d'angoisse. Quelques-uns étaient furieux et pestaient, d'autres pleuraient et gémissaient. Comme je me reconnaissais moi-même en ces pauvres âmes.

Ils réveillaient mes souvenirs et il s'en fallait de peu que je me joigne à leurs pleurs et à leurs plaintes. Mais cela n'arriva pas. J'avais surtout pour devoir de consoler et de réconforter ceux qui étaient relativement calmes, à stimuler leurs faibles forces, et à leur donner de l'espoir tout en leur racontant comment je fus secouru, moi qui avais été dans la même condition qu'eux.

Je convenais pour cela largement plus que Gourou, car les infortunés percevaient et comprenaient en général plus facilement ce que je leur disais, parce que je me trouvais plus près d'eux sur mon degré de développement et avais un corps fin-matériel plus dense. A Gourou, par contre, il était en général très difficile de rendre perceptible son corps éthérique lumineux, et audible sa voix, à ces hommes si fermement enchaînés à la matière grossière. Mais s'agissait-il de soigner vraiment ces malheureux, d'alléger leurs souffrances ou de calmer leur fureur, ce à quoi ne parvenaient pas mes faibles forces, alors Gourou était obligé d'apporter son assistance. Il se produisait parfois de véritables combats entre lui et ses patients, et c'était curieux de voir comment ils étaient étonnés d'être maîtrisés par quelqu'un qu'ils ne pouvaient pas voir. Ce cher Gourou, comme il était fort et combien il était bon !

Le devoir que je devais assumer était une pénible épreuve, et plus d'une fois mes forces déclinèrent, si bien que j'étais sur le point d'abandonner mon travail, mais j'avais honte devant Gourou et résistais autant que je le pouvais.





Un jour, Gourou vint à moi et me dit : « Tu dois me suivre sur la Terre, là quelqu'un t'appelle. » Je fus bientôt prêt, et nous nous mîmes en route. Je n'avais jamais fait un voyage plus rapide. Gourou me tint dans ses bras vigoureux et nous filâmes comme l'éclair à travers l'espace.

C'était la première fois que je revoyais la Terre. Combien cela me parut merveilleux ! Je voyais et percevais tout très distinctement, mais il se trouvait que le monde matériel n'était plus aussi vrai qu'il me l'était auparavant.

Nous arrivâmes au chevet d'une malade. Là gisait une vieille femme, visiblement à l'article de la mort. Elle était fort maigre et avait une toux dure et caverneuse. Elle n'avait visiblement plus ses sens ; elle gisait et délirait en murmurant à mi-voix quelque chose contre les méchantes gens qui avaient voulu son malheur. Soudain, elle s'écria : « Wolfgang ! Wolfgang ! Viens ici et aide-moi ! Tout est de ta faute. Donne-moi quelque chose à boire... Je meurs de soif... Mais ne viens pas avec de l'eau, il faut que ce soit du bon Bourgogne. Presse-toi, je meurs...

- La reconnais-tu ? demanda Gourou.

- Oui, ce doit être Gertrude, répondis-je. Mais si changée et si misérable !

- Elle est aussi passée par de dures épreuves depuis votre séparation. Regarde seulement autour de toi, tu pourras ainsi lire une partie de son histoire. »

C'était une grande chambre avec de vieux meubles précieux, mais tout témoignait d'une ruine pitoyable. De sales chiffons gisaient çà et là, jetés dans les coins, des bouteilles vides traînaient sous le lit, et l'atmosphère astrale était à ce point répugnante que c'était un supplice de rester là.

Je restai un moment tranquille, prêtant l'oreille à sa respiration agitée. Mais je voyais apparaître des images de l'aura de sa vie qui s'étaient reproduites dans la lumière astrale. Je reconnaissais des beuveries où on s'amusait fort, des jeux où de fortes sommes étaient engagées, des orgies où les passions flambaient en ardeurs effrénées, et partout elle s'y trouvait le point central autour duquel le reste tournait. Aujourd'hui, elle gisait là, solitaire, abandonnée, pauvre et dans une langueur mortelle. La malheureuse ! Quelle peine elle me faisait !

« Elle n'a plus longtemps à vivre, dit Gourou. Nous devons attendre jusqu'à ce que sa fin survienne. »

J'indiquai vaguement qu'il me fallait bien rester mais je sentais combien Gourou souffrait dans tout cet environnement, et je lui proposai de rebrousser chemin.

« Cher ami, dit-il, une dette te lie à elle, dont tu dois t'acquitter d'une manière quelconque. Par conséquent, j'aimerais que nous la prenions dans notre hôpital. Au début, nous pouvons lui faire un peu de bien. Mais seul tu ne pourras pas y parvenir. »

Ainsi, c'était donc là la même Gertrude qui m'avait tant fasciné dans sa jeunesse et enchaîné ensuite avec de si fermes liens, au point que je marchais comme son esclave d'une mauvaise action à une autre. Pour quelle raison avait-elle exercé cette puissance sur moi ? Pourquoi l'avais-je choisie, elle, et non Gerda ? Ma cupidité en avait-elle été la cause ou bien la raison gisait-elle plus profondément en mon être ? Merveilleuse et sombre énigme de la vie, quand en aurai-je le fin mot ?

La malade s'était apaisée. Elle dormait, la respiration courte et entrecoupée de râles. Une femme plus âgée entra dans la chambre et mit un peu d'ordre, regarda avec des regards méprisants la malade, puis repartit.

Maintenant survenait une nouvelle quinte de toux, violente et continuelle ; tandis que le lien de la vie se rompait, l'âme commençait à se libérer. Cela était apparemment lié à de violentes douleurs, mais Gourou lui vint en aide et bientôt, elle fut libre. Mais comme elle paraissait ténébreuse et répugnante !

Gourou l'enveloppa dans un manteau, et nous la prîmes entre nous pour l'emporter à l'hôpital. C'était une lourde charge. Gourou avait raison, seul, je n'aurais pu m'en sortir avec elle.

Alors que nous la déposions sur un lit à l'hôpital, elle n'avait pas encore pris conscience et ne nous avait pas encore remarqués. Je fus placé à son chevet pour veiller sur elle.

Jamais je n'oublierai sa surprise lorsqu'elle ouvrit enfin les yeux et me découvrit. Chose curieuse, elle me reconnut aussitôt.

« Est-ce vraiment toi ? dit-elle. Ainsi, tu t'avances bien et me rends visite. Ils m'avaient dit que tu étais mort après t'être suicidé. Ce n'était donc pas vrai. C'est d'un sans cœur de ne pas être venu plus tôt, mais de m'avoir laissée tomber et disparaître dans la solitude. J'ai une toux affreuse, et alors je suis assoiffée. Donne-moi quelque chose de fort à boire que je reprenne des forces, sinon je meurs.

- Tu es déjà morte, dis-je.

- Qu'est-ce que tu déraisonnes ? Tu es ivre ?

- Regarde autour de toi. Tu te reconnais ici ?

- Ici, il fait si sombre. Allume une lampe que je puisse voir quelque chose. »

Gourou était rentré. Il lui passa plusieurs fois la main sur les yeux. Maintenant, c'était comme si elle voyait un peu mieux. Elle regarda autour d'elle avec des coups d'œil étonnés, mais elle ne vit pas Gourou.

« Qu'est-ce que cela signifie ? M'a-t-on emportée ailleurs ? Pourquoi ne pouvais-je pas rester chez moi ? Où suis-je maintenant ? Réponds-moi. M'as-tu apportée ici ?

- Tu as toi-même quitté la Terre et tu es venue dans le monde des esprits. Ton corps physique est mort et enterré, mais ton âme vit. Elle gît ici, malade, à l'hôpital.

- Tu es fou ? Va, et envoie-moi un homme sensé avec qui je puisse parler. » Soudain, elle hurla : « Au secours ! au secours !, tout cela me tourne la tête. »

Elle commença à frapper avec les bras autour d'elle. Gourou lui prit les mains jusqu'à ce qu'elle s'apaise, puis elle sombra dans le sommeil et resta longtemps sans mouvement.

Mais pourquoi devais-je rester en arrêt devant ces tristes souvenirs ? Il a été dit qu'elle était alors si souvent prise par des accès de rage et de folie furieuse que Gourou seul pouvait la ramener au calme. Cela dura longtemps, de nombreuses années terrestres, jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'elle était transférée dans un autre monde. Mais quand il lui fallut admettre qu'il en était bien ainsi, elle devint quasiment folle de désespoir et se mit alors à crier qu'elle voulait retourner sur la Terre, à tous ses plaisirs et à tous ses amis. Gourou, alors, lui donna quelques fortes passes magnétiques. Elle s'apaisa et regarda autour d'elle, émerveillée. A présent, elle apercevait son bienfaiteur.

« Qui es-tu, demanda-t-elle, effrayée. Es-tu venu me juger ?

- Non, je veux seulement t'aider », répondit Gourou. Mais elle ne percevait pas sa voix. Elle se tordait en rampant et tentait de se cacher de la lumière émanant de lui. Nous sortîmes et la laissâmes seule.

« Elle est parvenue à un tel point de compréhension, dit Gourou, que je ne peux l'aider plus longtemps. Il lui faut quitter l'hôpital et gagner le lieu de séjour qu'elle s'est elle-même formé. Tu dois aller avec elle aussi longtemps que tu le pourras.

- Vers où dois-je la conduire ? Je ne peux trouver sa demeure !

- Elle te conduira bien.

- Me faudra-t-il demeurer près d'elle ? Maintenant tu es sévère, Gourou.

- Non, suis-la seulement autant que tu le peux, ensuite tu es autorisé à revenir ici.

- Mais si elle ne veut pas partir d'ici ?

- Il n'y pas de danger, elle partira. »

Un moment après, je revenais auprès d'elle. « Comment te sens-tu maintenant, Gertrude ?

- Bien, très bien, mais désormais, je ne veux pas rester plus longtemps dans cet établissement Je ne me plais pas ici. Je n'aime pas l'homme lumineux, il a l'air trop sévère. Viens, partons. Tu me suis, naturellement. Je ne tiens pas à toi non plus, tu sembles si hypocrite, mais il te faut me suivre et m'aider. Comprends-tu ? »

Ainsi, nous partîmes ensemble, elle et moi. Mais ce ne fut pas facile de la suivre, car elle courait presque le long du chemin. Et quel chemin ! Il conduisait vers le bas de pentes toujours plus raides et devenant toujours plus sombres autour de nous. Elle se retourna :

« Ne peux-tu me suivre ? dit-elle. Tu es un faible ! »

Mais je la suivis encore. Il y avait des gouffres et des parois rocheuses où je frémissais d'aller, et elle me précédait toujours. Finalement, elle s'arrêta devant une sombre fosse qui ressemblait à l'entrée d'une mine.

« Maintenant, prends-moi la main, dit-elle, et nous sautons ensemble en bas. Là, je m'installerai. Ici, je ne supporte plus la lumière. Elle me fait tellement mal aux yeux.

- C'est épouvantable ce qu'il fait sombre là. Non ! je ne te suis pas, répondis-je.

- Es-tu peureux ? Froussard ? Viens maintenant, il faut me suivre, comprends-tu ? »

Elle m'agrippa fortement au poignet et voulut m'attirer avec elle. Nous en arrivâmes à une lutte entre nous, mais je me dégageai et elle disparut dans les profondeurs avec un rire sarcastique.

De tout ce que j'ai éprouvé d'inquiétant, cela fut le plus lugubre. Je restai longtemps assis, scrutant dans les profondeurs, derrière elle, jusqu'à ce qu'un indescriptible sentiment d'impuissance me saisit. Que pouvais-je faire pour l'aider ? N'y avait-il donc aucun salut pour une telle âme ? Et le plus étonnant de tout, c'est qu'elle voulait elle-même sauter dans le gouffre.

Dans mon incapacité à me tirer d'affaire, je joignis les mains et priai DIEU d'avoir pitié d'elle. C'était ma première prière pour cette malheureuse femme, et elle ne devait pas être la dernière.



Je me levai et repartis chez moi. S'il avait été pénible de descendre le chemin, c'était d'autant plus facile maintenant de remonter. C'était comme si j'avais eu des ailes, et je fus bientôt auprès de mon ami Gourou.

Durant mon absence, un message d'Akab était arrivé. Je devais terminer mon temps de service à l'hôpital et me rendre auprès de Charles-Georges afin de commencer mes études. Avec des larmes, je pris congé de Gourou, mais combien moins péniblement que la première fois ! Il m'offrit de venir lui rendre visite aussi souvent que j'en aurais le temps et l'envie, et nous nous séparâmes sur une cordiale poignée de mains.

Je n'ai pas grand chose à relater de mon temps d'école, non parce qu'il n'aurait pas été d'une grande signification pour mon développement, mais parce qu'il n'offre aucun intérêt particulier pour les autres, et il faut m'efforcer d'être bref, afin que mon récit ne traîne pas en longueur. Je mentionnerai seulement que ce fut une époque bénie, remplie d'impressions les plus agréables. Et comme nous étions bien, Charles-Georges et moi ! J'avais pour lui beaucoup de considération et il m'était pour cela d'une grande utilité. Si je flanchais sur un problème quelconque, c'était habituellement lui qui le résolvait. Mais il avait plus de sens pour la philosophie, et moi, par contre, pour les sciences appliquées et l'histoire.

Nous passions nos vacances chez Gerda. Dans quel paradis elle vivait ! Oui ! Je n'essaierai pas de le décrire. Elle habitait avec quelques amis qu'elle avait connus depuis longtemps déjà, auparavant, dans des stades de développement antérieurs.

Ils avaient formé une petite colonie où ils s'occupaient en partie en s'étudiant eux-mêmes, en partie avec l'art et la musique, en partie aussi à visiter sur la Terre des hommes qui vivaient dans l'erreur : ils travaillaient à leur salut. C'était vraiment une fête de venir chez ces amis. Ils avaient toujours à nous offrir une joie particulière.

Un jour, nous fûmes autorisés à les suivre à une grande fête qui était célébrée dans une sphère encore plus élevée. Je n'avais encore jamais vu auparavant quelque chose d'aussi splendide ; c'était une grande fête religieuse, à laquelle affluait une foule d'auditeurs de différentes sphères.

Là, des conférences étaient faites, non pas les sermons monotones et fatigants qui marquent habituellement les fêtes des églises terrestres, non, ceux-ci étaient vivifiants et rafraîchissants. Et la musique ! Jamais, je n'aurais cru qu'un chœur puisse résonner de façon aussi belle. Mais tout était également si magnifique que je n'aurais eu nulle envie de rester ici : je ne l'aurais pas non plus supporté. Tout était ici tellement lumineux que cela m'aveuglait presque, et je fus fort content de rejoindre mon école. Machinalement, il me fallut penser à la pauvre Gertrude qui ne supportait pas la faible lumière l'environnant, mais aspirait aux ténèbres du bas.

Lumière et ténèbres sont des concepts très relatifs.



Ainsi s'écoulèrent de nombreuses années suivant la chronologie terrestre. Akab venait nous rendre visite de temps à autre... A une telle occasion il nous raconta qu'il était allé voir Gertrude. Il fit une description de sa situation à déchirer le cœur :

« Elle est encore très entêtée, dit-il, mais elle s'est quelque peu adoucie, après tout ce qu'il lui a fallu endurer. C'est magnifique qu'il y ait un moyen de faire plier le genou le plus raide, et ce moyen n'est pas plus sévère qu'il ne doit être. Au demeurant, c'est tout simplement la conséquence naturelle de nos agissements.

- Ne peut-on donc rien faire pour elle ? demandai-je. J'ai si souvent pensé à elle et éprouve si douloureusement le fait de ne pas pouvoir l'aider, à présent que je suis si bien.

- Ce serait encore trop tôt. Tu n'obtiendrais rien de bon si tu te rapprochais d'elle, au contraire, tu ne ferais que renforcer encore son entêtement. Mais le jour viendra, et il n'est peut-être pas si éloigné, où tu devras intervenir pour lui tendre la main en l'assistant. Charles-Georges doit lui aussi se tenir prêt à l'aider, dès que je trouverai le moment propice. Je crois qu'il lui faudra aller à elle de ta part.

- Comme tu es bon, Akab, de l'avoir acceptée elle aussi !

- Je me suis chargé de vous deux, dit-il avec fermeté sur ces derniers mots, car vous faites partie du même ensemble, si bizarre que cela paraisse. De toute façon, tu as vis-à-vis d'elle une dette à payer, et c'est pourquoi c'est ton devoir, avant toute chose, de la sauver.

A ces mots, je me sentis tressaillir d'une inconfortable épouvante. N'étais-je donc pas encore libre ? Devait-elle continuer à me dominer ? Et comment devais-je faire, moi le plus faible, pour la sauver, elle, l'incomparablement plus forte ? C'était un devoir accablant qui se posait sur mon âme. Et de quoi m'étais-je rendu responsable envers elle ? Ne m'avait-elle pas en vérité conduit à la ruine ? Toutes ces questions se croisaient dans ma tête, et je ne pus m'empêcher de demander à Akab :

« Qu'ai-je donc fait à Gertrude pour avoir envers elle une telle dette ?

- Je ne peux pas encore te le dire, répondit-il. Peut-être liras-tu toi-même la réponse à ta question, si tu l'attends quelque peu. »

A nouveau, une de ces expressions vagues que je ne comprenais pas, que je ne voulais pas non plus me faire expliquer !



Il me faut relater aussi un épisode de ma période scolaire : J'avais à faire un devoir qui me donnait des "maux de tête". M'appuyant sur les conférences que j'avais entendues, je devais faire une dissertation sur la culture de l'Egypte ancienne, à l'époque d'Hermès. Mes notes sur ces conférences étaient toutefois fort incomplètes et je n'avais pas d'autres sources à ma disposition.

Charles-Georges n'avait pas écouté cette série de conférences et ne pouvait pas, par conséquent, m'aider. J'étais assis là, fort perplexe, et ne savais pas vers qui me tourner pour recevoir les éclaircissements nécessaires.

Mais soudain, devant moi, se tint une forme féminine, entièrement couverte d'un éblouissant vêtement blanc, fait d'une étoffe des plus fines. Dans un silence parfait, elle avait pénétré dans ma chambre. Si elle était venue par la porte ou était descendue du toit, je ne sais ! Je m'étais aperçu de sa présence quand elle s'était tenue devant moi. Elle écarta son voile et fit voir un beau visage de type méridional, avec des yeux bruns qui avaient dans le regard quelque chose d'enchanteur. La tête était encadrée de boucles sombres, retombant sur le cou et les épaules.

Cela se serait-il passé sur la Terre que je l'aurais désigné comme un fantôme d'un autre monde. Mais, désormais, je me trouvais moi-même dans cet autre monde. Y avait-il, ici aussi, des fantômes ?

Elle souriait de ma surprise qui, sans doute, se lisait sur mon visage.

« Que la paix soit avec toi, Wolfgang ! dit-elle d'une voix presque aussi enchanteresse que ses yeux. Tu ne me reconnais pas ?

- Non, qui es-tu et d'où viens-tu ? Ton corps est si fin que je peux voir au travers. Es-tu un être d'un monde plus élevé que celui-ci ? »

Sans répondre, elle ferma le voile devant son visage et resta tout à fait silencieuse pendant un moment. Lorsqu'elle découvrit à nouveau ses traits, ils étaient transformés. Je voyais à présent une femme âgée, aux traits rongés de chagrin, mais le regard était le même, chaleureux et amical.

« Oh ! m'écriai-je, c'est toi, vieille Dorchen, ma chère vieille amie ! Mais qu'est-ce que cela signifie ? Peux-tu transformer comme tu veux ton visage ?

- Ecoute Wolfgang, dit-elle pendant qu'elle remettait le voile devant son visage, je suis ta vieille amie Dorchen qui t'a nourri de son sein et qui de ce fait t'aime comme son propre enfant. Mais à présent, ainsi que tu l'as justement deviné, j'ai ma maison dans un monde plus élevé qui t'est invisible, autant que le tien l'est aux habitants de la Terre. Afin de me rendre visible, j'ai dû prendre de la matière à votre atmosphère pour condenser mon corps. Ma volonté y est la force organisatrice et je peux par conséquent me montrer, soit ainsi que je vis aujourd'hui là-haut, soit sous une forme que j'ai eue durant une de mes vies terrestres. Cela me coûte de la peine de me montrer sous une des formes que j'ai eues autrefois, par conséquent, tu dois te contenter de voir pour le moment la vieille Dorchen dans sa nouvelle forme. »

Elle resta un moment tranquille et calme, puis repoussa le voile et me montra à nouveau les mêmes beaux traits qui m'avaient émerveillé plus tôt. J'étais tellement étonné que je pouvais à peine émettre une parole.

« Mais... pourquoi ? balbutiai-je.

- Pourquoi la vieille Dorchen est-elle arrivée si haut dans le Cosmos ? dit-elle en voyant ma surprise. Je suis un esprit âgé qui est passé par une longue série de vies terrestres. Comme j'avais terminé celle-ci avec succès, j'en avais terminé avec les leçons de la Terre, et j'ai été autorisée à passer dans le monde le plus proche des esprits, se trouvant au-dessus. Quant à moi, je n'ai plus besoin désormais de descendre. Si je le fais, alors cela se fera en qualité de missionnaire.

- Parmi les païens, demandai-je ?

- Il y a beaucoup trop de païens parmi ceux qu'on nomme les Chrétiens, qui ont besoin de notre aide, répondit-elle.

- Mais dis-moi, Dorchen, pourquoi te fallait-il, à toi qui te tiens si près de la perfection, aller à travers ces pénibles vies terrestres pleines d'épreuves ?

- Avant toute chose, je te dirai que je suis encore infiniment éloignée de la perfection, et d'ailleurs, il arrive souvent que la dernière preuve que l'on doit donner sur la Terre soit particulièrement difficile. J'ai moi-même demandé à être autorisée à prendre sur moi un tel devoir pénible, de telle manière que, grâce à lui, je n'aie plus à revenir à nouveau sur la Terre. J'avais, comprends-tu, à expier plus d'une chose des nombreuses vies que j'ai eues et c'est pourquoi je suis descendue bien bas dans le métier de servante. Là je fis aussi ta connaissance, toi mon enfant qui me causa beaucoup de soucis et de joies. Je ne puis te dire combien je suis heureuse de te voir ainsi, tel que tu es, assis devant moi. Je t'ai suivi à travers tous tes combats et tes efforts, et j'ai imploré pour toi tout le bien possible par mes prières et mes pensées.

J'ai longtemps attendu une occasion favorable afin de pouvoir venir près de toi ; aujourd'hui, c'était comme si tu avais toi-même fait appel à moi, c'est pourquoi il me fut plus facile de franchir la frontière séparant mon monde du tien.

- T'ai-je appelée ? demandai-je étonné. Je dois avouer ne pas avoir pensé à toi durant de nombreuses années.

- Tu voulais pourtant bien recevoir de l'aide de quelqu'un connaissant l'histoire culturelle des anciens Egyptiens ?

- Oui, c'est vrai, mais pas...

- Ce n'est pas en Dorchen, penses-tu, qu'habite une telle sagesse. Et pourquoi pas ? Je vivais en Egypte au temps que tu veux dépeindre, et j'avais autrefois une position sociale en vue. Par conséquent, je peux parler de mon expérience et te donner des explications d'une grande importance pour ton thème. Si tu veux nous allons commencer de suite, car je ne peux rester ici bien longtemps. »

Elle prit place à mes côtés. Elle dictait et j'écrivais. Dès qu'elle eut terminé, elle se leva, m'embrassa sur le front, et disparut aussi mystérieusement qu'elle était venue.

Mon instituteur fut fort étonné. « C'est vraiment une description magistrale, dit-il, et ici se trouvent des détails que je n'ai jamais mentionnés dans mes conférences, oui, certains même dont je ne savais rien moi-même. D'où les as-tu reçus ? »

Je racontai comment cela s'était passé.

« Tu as de la chance de posséder de tels collaborateurs », dit-il.



Puis la nouvelle arriva que nous devions nous rendre auprès de Gertrude, Charles-Georges et moi. Nous devions nous suivre l'un et l'autre. Akab devait nous rejoindre sur place. Je connaissais le chemin.

Je crois n'avoir jamais tremblé devant un devoir autant que devant celui-ci. Non seulement allait-il être très pénible pour moi, mais aussi le tourment de séjourner en bas, dans les ténèbres, était grand. Mais naturellement, il fallait nous y rendre. Le vivant Charles-Georges, toujours joyeux, devint silencieux et sérieux, mais il n'hésita pas un instant et nous prîmes la route.

A l'entrée du puits de mine où Gertrude avait disparu, Akab nous rejoignit.

« Courage, mes amis ! dit-il. Chacun de vous me prend la main. Nous descendrons ainsi, mais soyez prêts. Ce sont des scènes lugubres que nous aurons à voir là-bas. »

Nous descendîmes avec précaution et profondément à l'intérieur de la montagne. Ici, il faisait sombre et froid, mais Akab avait pris avec lui une petite lampe, et de chauds survêtements se trouvaient en bas. Nous allions à travers de longs couloirs ténébreux où l'eau gouttait des murailles et où les voûtes étaient couvertes de stalactites. De chaque côté, des grottes étaient disséminées dans la montagne, quelques-unes ouvertes et d'autres avec des portes fermées par de grossiers verrous. De la plupart montaient des cris de détresse et des plaintes, de quelques-unes, des jurons et des malédictions.

Nous rencontrâmes quelqu'un qui paraissait déjà, dans le lointain, brillamment blanc. Comme il se rapprochait, nous vîmes que c'était un esprit élevé qui répandait de la lumière autour de lui. Il fit un signe amical à Akab.

« C'est un des gardiens de prisonniers, si on peut les appeler ainsi, qui sont ici en bas, dit Akab. Ils veillent sur les malheureux, toujours prêts à leur apporter le réconfort dès qu'ils sont en état de le recevoir et à les conduire hors d'ici, s'ils en ont terminé avec eux-mêmes. C'est une œuvre de charité qui exige une confiance inébranlable et une ardeur fervente ; ce sont de véritables héros qui se consacrent à ce sacrifice. »

Maintenant, nous étions arrivés. Dans un petit trou, sur un des côtés de la galerie, Gertrude était accroupie. Elle ne nous avait pas remarqués. Akab me pria de rester au dehors et rentra avec Charles-Georges. Je pouvais entendre tout ce qu'ils disaient. Elle regarda tout d'abord Akab qu'elle reconnut.

« Qu'est-ce que tu veux encore, dit-elle, si tu ne peux pas me conduire hors d'ici ?

- Ça, personne d'autre ne le peut que toi seule. Une reconnaissance entière et pleine de repentir de tout ce pourquoi tu as péché est la seule chose qui puisse te libérer de ces ténèbres.

- J'ai bien tout reconnu. C'est moi qui ai fait mourir mon père, c'est moi qui lui ai volé sa fortune, c'est moi qui ai entraîné mon mari au jeu, c'est moi qui... »

Ici elle se tut.

« Tu caches encore quelque chose qui corrode ta conscience, je le vois, dit Akab. Il faut ouvrir ton cœur entièrement, de manière que la Lumière divine puisse y affluer à flots et réchauffer ton esprit mourant de froid. Peut-être désires-tu te confier à un vieil ami que j'ai amené aujourd'hui avec moi. Le reconnais-tu ? »

Elle poussa un cri en reconnaissant son frère, et dès lors, le silence régna longtemps à l'intérieur.

Quand elle fut remise de la frayeur causée par cette rencontre inattendue, une longue conversation s'engagea entre le frère et la sœur. Calme et tranquille, avec Akab, il faisait toutes les tentatives possibles pour l'émouvoir afin qu'elle parle sans rien cacher sur leur vie entière. Elle se contorsionnait comme un ver, visiblement avec la conscience secrète de sa culpabilité envers son frère, tout en s'efforçant d'employer un ton innocent. Elle devint entre temps toujours plus excitée, et les pria finalement tous les deux de partir et de la laisser tranquille, car elle n'avait rien de plus à avouer.

Charles-Georges sortit fort attristé et découragé. Les traits d'Akab étaient marqués par une profonde gravité.

« A présent, il faut que tu assures la garde auprès d'elle, me dit-il. Nous, nous remontons, mais nous viendrons si tu nous appelles. Sois patient avec elle, ne la fatigue pas avec de longs entretiens. Laisse l'aveu venir librement, sinon il n'a aucune valeur. Tu comprendras ce qui l'oppresse encore. Que DIEU soit avec toi ! »

Ils me serrèrent la main et disparurent bientôt.



Je m'assis seul auprès de la pauvre couche où Gertrude reposait. Elle n'avait pas remarqué mon entrée. Elle était allongée, la tête sous des chiffons, et sanglotait. C'était un spectacle lamentable de voir cette femme, tant fêtée autrefois, allongée si misérablement et si malheureuse, dans le froid et les ténèbres. Je joignis les mains et priai DIEU de daigner lui réchauffer le cœur, de manière qu'elle ne puisse résister plus longtemps à Son Amour. Le sanglot s'affaiblit peu à peu, et je crois qu'elle s'endormit.

Je suis obligé d'avouer que cela m'était fort désagréable, alors qu'ainsi assis je fixais mon regard dans l'obscurité, seul parmi tant d'infortunés, dans cette demeure de tourments. Le silence était rompu seulement par des soupirs et des gémissements individuels, et des cris de détresse arrivant des trous situés à côté. Mes yeux s'étaient graduellement habitués à l'obscurité et je parvenais à distinguer les objets les plus proches. L'ameublement, si toutefois on pouvait parler d'une telle chose en ces lieux, était le plus simple qu'on puisse imaginer. Gertrude était étendue sur un bat-flanc, avec une petite caisse sous la tête et une couverture sur elle. Le sol était couvert de pierres plates, la montagne dénudée formait les murs et le plafond. Une pierre plate plus basse était le seul siège. Combien de temps suis-je resté assis là à attendre, je n'en ai aucune idée.

Finalement, elle s'éveilla, s'assit sur son séant et me fixa :

« Ah ! c'est toi ! dit-elle. Es-tu venu pour m'emmener d'ici ? Ce n'est, de toute façon, pas trop tôt !

- Oui, je suis venu te chercher, mais je crains qu'il te soit encore difficile de partir.

- Oui, il me sera difficile de me bouger, je suis si lourde, vois-tu. C'est comme si mon corps était de plomb. Mais tu pourras peut-être me porter.

- Je ne crois pas que je le pourrai ; ce serait bien mieux que tu expulses de toi ce qui t'oppresse.

- Oui, oui, en cela tu as bien raison et je le veux aussi. Mais comme tu le vois, c'est si difficile. Je n'ai tout de même pas besoin de tout lui dire à cet Akab qui était ici. J'ai pourtant dit le plus mauvais. N'était-ce pas assez ?

- Non, ce n'est pas bien. Rappelle-toi ce qui se trouve dans un psaume de David : "Comme je voulais le passer sous silence, les jambes me manquèrent." C'est pourquoi tes jambes ne veulent pas te porter. Tu veux cacher quelque chose ; c'est une faute que tu ne veux pas avouer, et de ce fait, tu n'es pas capable de sortir d'ici.

- Mais, vois-tu, ça me sera difficile. Tu sais bien ce que c'est. Tu y étais toi-même avec moi, car tu l'as mis en œuvre. Toi seul en as la responsabilité. Pourquoi voulez-vous me l'attribuer ?

- Je comprends ce que tu penses et je reconnais avoir moi aussi une grosse part de responsabilité dans la mort de ton frère que nous avons provoquée.

- Cela, il ne pourra jamais te le pardonner.

- Il m'a déjà pardonné et ne désire rien tant que de pouvoir te pardonner à toi aussi.

- Il était ici il y a peu de temps. Je fus très surprise en le voyant, mais il ne savait pas que j'avais participé à sa mort, ça, je le voyais. Comment pouvais-je avouer cela devant lui ? Cela dépassait mes forces.

- Ah ! il connaît parfaitement notre crime, mais il ne nourrit aucune animosité contre nous deux. Il est si bon, ton frère !

- Que dis-tu ? Il le sait et ne me hait point ? C'est merveilleux !

- Quand on est parvenu à l'endroit où il se trouve, alors on ne peut pas haïr. Il ne veut pas non plus que, par amour pour lui, tu doives être priée de lui demander pardon, mais bien plutôt par amour pour toi, et afin que le cœur allégé, tu puisses revenir de cette obscurité dans l'éclat du soleil et y retrouver la joie.

- Pour moi, il n'y a aucune joie.

- Ne dis pas cela. Je sais que des roses fleuriront sur ta route aussi, si seulement tu le veux toi-même.

- Comment peux-tu savoir cela ?

- Parce que DIEU est bon. Il nous a créés pour la joie et non pour la souffrance. Et ce qu'Il a déterminé un jour, Il le réalise aussi quand nous retardons l'exécution de Son plan par le fait que nous nous éloignons de Lui sur de fausses voies.

- C'est un point de vue original. Tu ne m'as jamais parlé ainsi sur la Terre.

- Non, nous nous écartions tous les deux du droit chemin. Mais depuis que je suis monté ici, j'ai beaucoup appris. Tu devras, toi aussi, recevoir l'Enseignement dès que tu seras hors d'ici.

- Je ne demande rien à ce sujet. Je ne crois pas aux légendes de DIEU et d'un Ciel. S'Il est là et qu'Il est capable de quelque chose, alors Il devrait me réduire en poussière plutôt que de me laisser souffrir ainsi. C'est soit qu'Il n'a jamais été, soit qu'Il est impuissant.

- C'est justement par ta souffrance qu'Il te prouve qu'Il vit et qu'Il est puissant dans le profond de ton âme, car Il habite Lui-même dans l'étincelle qu'Il a déposée en toi. Tu voulais étouffer cette étincelle mais elle appelle en toi, et tu ne recevras aucune paix de l'âme jusqu'à ce que tu lui aies donné de l'air. Elle a une voix puissante, cela tu l'as bien expérimenté. »

Elle ne répondit rien, elle s'accroupit dans son coin et se prit la tête dans les mains, puis elle s'allongea sur le bat-flanc et se jeta la couverture sur elle. Elle gisait tout à fait immobile, mais je ne pense pas qu'elle dormait.

De nouveau j'étais assis là, seul avec mes pensées, mais à présent, je ne me sentais plus si désagréablement mal à l'aise qu'auparavant. Je commençais à espérer que mes efforts seraient récompensés, et cela me remplissait de joie. Mais les heures furent longues dans l'obscurité. Je n'avais aucune idée de l'heure qu'il pouvait être.

Et soudain, ce fut comme si les parois de la montagne s'entrouvrirent. Je vis une image, ou plutôt toute une série d'images qui se suivaient, fournies, les unes derrière les autres, avec au-dessus d'elles les couleurs chaudes de la vie. Je vais essayer de décrire tout ce que j'ai vu, tandis que Gertrude gisait immobile à mon côté.

Je voyais un camp de Tziganes sur une prairie, devant une grande ville. C'était un jour ensoleillé sous le ciel chaud du sud. Une fête était célébrée au camp et une nombreuse population était venue de la ville pour la voir. Sur un tapis étalé, une jeune Tzigane dansait aux sons d'un violon tenu par un vieux Tzigane. Elle était d'une ravissante beauté, avec de grands yeux rêveurs et des boucles noires en spirales qui se mouvaient en cadence avec la danse. La bouche avait un sourire de défi qui lui allait bien. Elle portait une légère blouse de soie et, par-dessus, une petite jaquette de velours vert garnie de paillettes et de broderie d'or. Une courte jupe moletée arrivant au-dessus des genoux et une ceinture brodée d'or complétaient son costume. Les bras et les jambes étaient nus. Et comme elle dansait ! Là était le feu en chaque mouvement.

Un jeune homme parmi les spectateurs, un gentilhomme à en juger par son vêtement, était fort absorbé par la jeune danseuse. Il alla vers elle après la danse et lui offrit une épingle précieuse de brillants qu'il tira de sa chevelure.

Les scènes se modifiaient rapidement.

Je les vis, plus tard, à cheval :

Il l'a devant lui sur le pommeau de sa selle et éperonne son coursier en un galop précipité qui porte une double charge. C'est une fuite en bonne et due forme, car c'est aussi de nécessité : non loin derrière eux arrivent deux Tziganes, eux aussi sur des chevaux rapides. Parviendra-t-il à s'échapper avec son fardeau précieux ? Sinon, c'est pour lui la mort.

Un château avec de hauts créneaux devient visible, le chemin conduit jusque là. La distance entre les poursuivis et les poursuivants devient toujours plus courte. Le cheval du cavalier souffle bruyamment sous l'effort. Mais il reçoit encore une fois les éperons si vivement dans ses flancs qu'il continue à galoper dans une course démentielle. Il arrive sur le pont-levis, qui est aussitôt relevé par des mains attentives, et il s'abat sous l'arceau. Les deux poursuivants arrivent derrière avec une telle rapidité qu'ils n'arrivent qu'avec peine à empêcher leurs petits chevaux de se précipiter dans les douves du château. Ils sont obligés de faire demi-tour, bredouilles.

Puis je vis les scènes suivantes, toujours plus indistinctement, peut-être par suite de mon émotion grandissante. Je ne savais pas pourquoi, mais tout cela me saisissait profondément.

Je voyais une agitation désolée sur le château, des beuveries et des rapts de femmes, et je voyais la Tzigane répudiée dans une chambre dans une tour où, si elle n'était pas prisonnière, elle était assez étroitement surveillée. Finalement, je la voyais partir du château, seule et abandonnée, avec un enfant sur le bras.

Un frisson ébranla tout mon être. Que signifiaient ces images ? Qu'avais-je à voir avec elles ?

Une voix en moi répondit : "C'était toi et c'était elle !"

J'étais comme pétrifié. C'était donc cela ma faute envers Gertrude. Je l'avais arrachée au cercle dans lequel elle était heureuse et où elle serait peut-être devenue une bonne personne. J'avais empoisonné sa vie et l'avais répudiée. J'avais semé en son âme la mauvaise herbe de l'amertume. C'était ma faute si elle était ici aujourd'hui...

Je tombai à genoux à son lit et lui tendis les bras. Elle se tourna lentement et me regarda avec étonnement.

« Gertrude, dis-je, tu as indiciblement souffert. Je t'ai fait un mal affreux. Tout est de ma faute. Peux-tu me pardonner ? » Elle me fixait, seulement étonnée. « Je t'ai séduite. Je t'ai jetée dans l'obscurité. Je devrais être ici où tu es et toi aller librement.

- Qu'est-ce que tu dis ? » demanda-t-elle.

Je racontai ce que j'avais lu dans les images que j'avais vues. Elle s'assit là en silence et m'écouta avec une attention soutenue.

« Oui Wolfgang, dit-elle lorsque j'eus terminé, c'était toi et la femme c'était moi. Je l'ai senti ici. » Elle se frappa la poitrine. « Je comprends maintenant toute l'amertume que j'avais en moi.

- Pardonne-moi, » murmurai-je. Elle me caressa légèrement les cheveux.

« Wolfgang, dit-elle avec une voix tellement douce que je ne l'avais jamais entendue auparavant, nous avons fauté tous les deux l'un envers l'autre, mais moi pour la plus grande part. J'ai joué avec ta faiblesse et t'ai attiré dans la fange. Tu t'es relevé de ton avilissement, mais moi je m'y trouve encore. Aide-moi ! Aide-moi, Wolfgang ! Je suis un être abject. »

Elle se jeta à mon cou et pleura amèrement.

« Ah ! si j'avais ici Charles-Georges, et si je pouvais lui dire combien j'ai mal agi envers lui. Pourra-t-il me pardonner, s'il le peut... »

A mon appel, Akab et Charles-Georges arrivèrent et une scène reposante suivit entre le frère et la sœur.

Akab l'enveloppa dans un manteau, et nous la portâmes hors du trou à travers les longues galeries et le puits, dans la claire lumière du soleil. Des sphères plus élevées, un hymne retentit vers nous : "Il y a de la joie dans le Ciel quand un pêcheur fait pénitence."



La période qui suivit est de moindre intérêt pour des tiers, mais elle fut pour moi d'une importance indescriptible. Elle a contenu toute la félicité que j'étais en mesure d'apprécier, et à la fois un travail si bienfaisant et si reconstituant pour mes forces spirituelles que je m'en souviendrai toujours avec gratitude.

Depuis que j'avais sauvé Gertrude et que j'avais dû la laisser sous la protection de quelques bons amis, j'avais reçu d'Akab un message désiré ardemment depuis longtemps. J'étais désormais mûr pour aller m'établir sur la sphère suivante, plus élevée, où je recevrais l'autorisation de partager un foyer avec Gerda. Mais auparavant, il me fallait terminer mes cours avec quelques examens complémentaires.

Gerda vint elle-même et m'emmena au-dessus, dans son foyer qui devait désormais être le mien également. Ici, nous menâmes longtemps ensemble la vie la plus heureuse, dans une nature qui était un Paradis suivant mon concept d'alors.

Tenter de décrire cette vie dans la langue imparfaite de la Terre n'aboutirait qu'à en détruire moi-même toutes les impressions, sans pouvoir parvenir pour autant à en donner une véritable image. Il me faut donc y renoncer, bien que j'en communiquerais volontiers quelques détails qui pourraient ensuite éveiller une ardente aspiration chez les enfants de la Terre.

Aurais-je été poète que j'aurais écrit une ode à l'Amour, car ce sentiment a été la source de joies toujours fraîches, toujours pareillement neuves dans notre vie. C'était cette Force divine qui m'attirait vers le Haut, hors de l'avilissement où j'étais tombé jadis.

Gerda l'avait fait : elle avait réalisé la parole encourageante qu'elle m'avait dite un jour, dans ma détresse extrême, alors qu'elle était elle-même un être physiquement brisé : "Il faut que je te sauve !".



Mais personne ne doit s'imaginer que cette existence était un inactif abandon de toutes choses, encore qu'elle était un si pur délice. C'était bien plus une vie fort appliquée et astreignante, au service du Bien. Si un jour on a largement progressé dans le développement, on désire alors faire le bien pour lui-même ; ainsi le travail ne manque jamais à personne. On reçoit alors, des guides élevés sous lesquels on s'est placé, des missions convenant à nos forces. Et quand on a mené ainsi son travail à bonne fin, on ne peut éprouver de plus grande joie qu'en recevant de son "directeur" une parole de reconnaissance ou un regard de gratitude.

En quoi consistent ces missions ? demande quelqu'un, étonné. Elles peuvent être diversifiées. Pensez à la troupe innombrable des voyageurs de l'Eternité ayant besoin d'assistance à tous les stades possibles de l'évolution. Pensez à ceux qui se tordent dans les chaînes qu'ils se sont eux-mêmes forgées, à tous ceux qui se précipitent en aveugles dans leur propre perdition et se cognent jusqu'au sang aux obstacles qu'ils rencontrent sur leur route, à tous ceux qui trébuchent dans l'obscurité, à tous ceux qui souffrent dans la détresse de l'âme ou du corps. Ils ont tous besoin d'assistance, qu'ils se meuvent à présent sur le plan physique ou qu'ils soient attirés au-dessus, sur le plan astral. La misère et la détresse sont là, aussi grandes qu'en dessous. Le seul souci ici est de ne pouvoir faire que si peu de choses.

Mais entre ces temps de travail sans répit que nous avons souvent effectués ensemble, Gerda et moi, quel repos c'était de pouvoir revenir à notre foyer pour acquérir des connaissances et faire des voyages d'étude vers d'autres mondes plus avancés ! Oui, l'existence est infiniment riche de possibilités...



Mais si les chaînes de la Terre sont aussi lourdes, on est finalement saisi, au milieu de toute la splendeur qu'offre la vie libre, d'une certaine nostalgie vers la Terre. Nostalgie n'est peut-être pas le mot juste pour cet étrange sentiment. On le perçoit d'abord comme exhortation intérieure devant laquelle on est effrayé au début, mais elle revient toujours plus forte à chaque fois, jusqu'à ce qu'elle devienne finalement si puissante que l'on demande à son "directeur" l'autorisation de descendre à nouveau sur la Terre. Il arrive bien que l'insuffisance intérieure de notre être se révèle de plus en plus, plus on reste longtemps ici en contact avec des esprits évolués. On sent aussi que le chemin pour l'amélioration ou la correction de cette insuffisance ne va qu'à travers l'école de la matière, si étrange que cela puisse paraître, là où on amasse la substance pour l'édification de la nature de son âme. C'est seulement dans le monde de la matière que l'esprit, le bandeau sur les yeux, laisse apparaître les imperfections de sa nature intérieure, lesquelles se font jour, et c'est seulement par là que l'on fait ses expériences les plus précieuses. Quand la substance que l'on amasse de cette façon est pour ainsi dire usée, on est obligé de descendre à nouveau pour en amasser encore davantage.

Gerda fut au début profondément troublée d'apprendre que cette fringale de la Terre m'avait saisi. Elle refusa d'y croire et me pria de m'ôter cette idée de la tête, mais elle ne se laissa pas imposer silence. Je sentais bien aussi combien me serait pénible ma séparation d'avec Gerda, mais rien ne pouvait ébranler ma détermination.

Quand Akab vint nous visiter, je lui présentai par conséquent ma demande. Tout d'abord, il ne répondit rien, mais il me regarda d'un regard si plein de tendresse et de mélancolie que je fus quasiment pris de peur. La vie vers laquelle j'allais était-elle donc si pleine d'épreuves ?

« Toi, cher Wolfgang ! Cela me réjouit que tu aies toi-même pris cette résolution sans l'intervention d'un autre. J'ai attendu cela, car je crois que le moment est venu pour toi. Sois aussi inébranlable et fermement fidèle que tu es courageux. La vie qui t'attend ne sera pas facile, comme tu peux le comprendre. Tu dois suivre une dure école pour affermir ton caractère faible. Et, alors, tu auras à réparer envers l'un ou l'autre de ceux que tu as bernés, susurra-t-il d'une voix faible.

- Cher Akab, intervint Gerda, ne l'encourage pas à faire ce pas. Je ne crois pas qu'il ait déjà amassé suffisamment de forces pour subir les épreuves que ce pas entraînera avec lui. Je trouve qu'il lui faut encore rester ici un certain temps. Je ne puis le laisser s'éloigner de moi, murmura-t-elle, les larmes aux yeux.

- Peut-être le suivras-tu et le rechercheras-tu, répondit Akab avec un sourire amical. Mais, maintenant, tu ne dois pas le décourager. Il lui faut prendre le chemin qu'il tient pour juste.

- Akab, sais-tu quelque chose de cette vie vers laquelle je me dirige ? lui demandai-je.

- Rien avec certitude, répondit-il. Je sais seulement que ce que tu auras à subir n'est pas plus pénible que ce que tu peux supporter, et alors, je me tiendrai toujours, te protégeant, à tes côtés. Je vais transmettre à présent ton désir aux maîtres plus élevés qui règnent sur la vie et la mort. As-tu un désir particulier à présenter ?

- Demande-leur seulement que je puisse me décharger autant que possible du fardeau qui m'oppresse. J'aspire à en être dégagé.

- Ne prends pas trop sur tes épaules, cela sera déjà assez difficile. Il vaut mieux partager sur plusieurs vies terrestres ce que tu as à expier ; c'est mon avis. »

Gerda s'était assise à présent. Puis elle se leva, alla vers Akab et lui posa la main sur l'épaule :

« Fais-moi inscrire en même temps, dit-elle avec fermeté, pendant que de grosses larmes glissaient sur ses joues. Il faut que je le suive.

- Toi, cœur généreux, dit Akab, tu es toujours grande et forte, mais tu ne dois pas descendre si tu ne reçois pas l'autorisation de ton être intérieur. Attends, cela arrivera peut-être bientôt. On ne doit pas anticiper la Nature, ni pour la naissance ni pour la mort. »

Akab nous quitta, et bientôt je reçus l'invitation à me tenir prêt. Ce fut une période étrange qui suivit. Je devins pour ainsi dire anesthésié et ma conscience fut enveloppée dans un nuage toujours plus dense. Pendant que j'étais encore suffisamment en état de saisir ce que je voyais, je fus conduit un jour sur la Terre pour voir ma future mère. Elle était si lumineuse et si bonne ! Mais les relations apparentes dans ma vie étaient constituées de telle façon que si je les avais vues plus tôt, j'aurais été effrayé devant elles. Désormais, j'étais déjà tellement relié que je ne pouvais plus penser à un retour ; le lien fluidique entre ma mère et moi était déjà noué.

La dernière chose dont je me souvins de mon superbe temps de liberté, fut les soins affectueux de Gerda pour moi ; elle ne me quitta jamais en cette période.

Ses dernières paroles furent comme un baume pour mes sens affaiblis :

"Aie bon moral : je chercherai après toi..."

A suivre...