Joël EUDES
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LES MOISSONS DU CIEL


A ma mère... A ma femme... A ma fille...

Ce livre est un roman, cependant toute ressemblance avec des lieux, des personnages, des événements
qui ont existé ou qui existeront n'est pas totalement à exclure.


I

BROCÉLIANDE

 
« Car ce seront des jours de vengeance pour l'accomplissement de tout ce qui est écrit. »
Luc 21-22

 

Le cheval de Merlin l'Enchanteur galopait depuis plusieurs heures déjà tandis que son cavalier se laissait mener avec cette espèce d'indolence qui est la soeur du sommeil. Merlin qui n'ignorait certes rien des secrets que le ciel dérobe au commun des mortels, aurait bien aimé croire que le hasard seul guidait en ce moment les pas de sa monture. Mais, doué d'un sens étranger aux autres hommes, comment n'eût-il pas deviné que le mouvement irrémédiable de sa destinée réglait en cet instant le trot de l'animal ! D'ailleurs, il savait trop bien qu'il n'échapperait plus maintenant aux forces fatales qui refluaient vers lui : au fil de chacune de ses pensées, Merlin avait tissé la toile de la prison où il allait bientôt se jeter comme un insecte aveugle. Il avait tant aimé la science qui faisait de lui un dieu adoré des mortels, qu'il avait presque fini par oublier cette mission sublime à laquelle, par un de ces décrets insondables des puissances célestes, il se savait promis sur cette Terre.

Il revoyait maintenant les années passées, son enfance, ces dons extraordinaires et précoces qui, de bonne heure avaient fait de lui l'objet des louanges et de l'adulation des foules. Mais il ne comprenait plus : pourquoi s'était-il tu ? Pourquoi n'avait-il pas déchargé son âme de ce fardeau qui pesait aujourd'hui sur sa vie et lui barrait la gorge comme un sanglot étouffé ? Son orgueil lui faisait honte, cet orgueil qui, chaque fois qu'il avait essayé de parler à la cour du roi Arthur avait sonné comme un clairon, couvrant cette petite voix flûtée qui chuchotait en lui comme une messagère du ciel. Pourtant la tâche n'était-elle pas merveilleuse ? Il devait être l'Annonciateur des Temps Nouveaux, l'Hermès au pied ailé proclamant parmi ses semblables la venue de l'Envoyé ! Mais il avait eu peur, peur que la vérité rebutant les hommes lui fît perdre à jamais le prestige dont il jouissait parmi eux. Merlin était maintenant un homme avoisinant la trentaine, sorte de géant des montagnes dont la constitution robuste et virile contrastait étrangement avec cette espèce de délicatesse presque féminine qui prêtait à chacun de ses mouvements une grâce indéfinissable. Son regard avait la profondeur de ces lacs où les cieux chavirant à l'infini font et défont, tel un peuple de rêves fugitifs, une architecture nuageuse que les quatre horizons écartèlent sans cesse. Quant à sa voix, on la sentait vibrer de cet éclat qui communiquait à ses paroles une majesté suprême.

L'Enchanteur parvint bientôt à l'orée de Brocéliande. La forêt s'étendait devant lui baignée d'une lumière qui ne semblait appartenir ni à l'astre des jours ni à l'astre des nuits. Cette végétation luxuriante, moutonnant à perte de vue ne paraissait pas avoir d'autre source de luminosité qu'elle-même. C'était comme un charme invincible fascinant le visiteur, une sorte d'appel inconnu qui faisait battre le coeur du cavalier comme jamais il n'avait battu jusqu'alors. Sans plus résister, il s'enfonça dans les profondeurs de Brocéliande. Un souffle animait la forêt tout entière d'une vie sourde et fantomatique comme l'âme des chênes morts répandue parmi le parfum des feuilles. Le cheval trottait de ce pas élastique et rapide qui n'appartient pas à la lourde pesanteur terrestre; derrière lui la forêt refermait en frissonnant ses membres de feuillage.

Après avoir erré longtemps Merlin parvint à un endroit si profond, si inextricable, qu'on l'appelait alors le Val-sans-Retour. Non loin de là coulait une fontaine où nageait dans un murmure soyeux de robe froissée, tout un peuple de joyeuses ondines. C'était la fontaine de Barenton. Site enchanteur que les gnomes animaient d'une existence fugitive et malin. Les petits génies étaient là comme en villégiature, veillant sur la croissance des fleurs, des arbres et de la moindre fraise des bois : tout un univers enchanté, loin des solitudes que peuplent les hommes dédaigneux ! Merlin connaissait bien la nature aussi ne restait-il pas, comme la plupart des chevaliers, aveugle et sourd aux ébats de ces petits êtres que les anciens prenaient pour des dieux. Il lui arrivait même de s'asseoir et de parler avec eux durant des heures.

Aujourd'hui, ils étaient unis en une sorte de ronde joyeuse comme il n'en avait jamais vue. On eût dit de très petits enfants en bottes de poil et en chapeaux pointus. Une jeune fille était la reine de la ronde. Elle chantait sur un air céleste une vieille ballade qui résonnait dans la forêt comme un irrésistible appel tombant des cimes lumineuses. Merlin restait comme pétrifié de tant de beauté. Il lui semblait que d'instant en instant cette mélodie venue d'un autre monde communiquait à la jeune fée rayonnante, la grâce évanescente d'une apparition aérienne, comme si, au terme de cette transfiguration elle allait tout entière incarnée en son chant, s'évanouir avec lui, emportant au milieu de l'azur le secret pathétique d'un univers inconnu. Merlin s'approcha encore. La belle chantant toujours, tandis que, réglant le pas de leur joyeuse sarabande sur l'inflexion de sa voix, les petits esprits des bois s'agitaient autour d'elle. Le cheval de Merlin était silencieux comme les ombres qui peuplent le séjour des morts. La fée n'avait pas encore vu l'Enchanteur. Cependant, il continuait de la regarder comme pétrifié; son existence maintenant ne lui appartenait plus et tandis qu'il buvait comme une boisson céleste les notes d'or qui s'échappaient de sa bouche, il sentait son âme s'évaporer comme la rosée. C'était elle : celle qu'il avait vue quand il cherchait, solitaire, son chemin parmi les astres. Oh ! comme il l'aimait déjà pour avoir entrevu sa silhouette dans les constellations et pour l'avoir habillée de tout un peuple de songes ! Il savait depuis longtemps qu'il lui donnerait tout ce que son âme avait de plus chère jusqu'à n'être plus que l'ombre de son ombre. Comme elle ne s'était pas encore retournée, il songeait qu'il aurait voulu éterniser ce moment qui la laisserait à jamais semblable à l'image rêvée. Il jouissait de ces derniers instants qui lui appartenaient encore et qu'il pouvait modeler à son gré. Cependant la voix de la jeune fille s'était éteinte au milieu des rires cristallins et l'on n'entendait plus que le gazouillis de la source vive s'égrenant en notes argentines. Merlin songeait à sa mission et il eût presque souhaité qu'elle ne se retournât pas. Mais la fée, depuis un moment déjà, sentait quelque chose comme une pression sur sa nuque; elle fit volte-face, et, bien qu'elle ne l'eût jamais vu, elle reconnut Merlin.

- "Je m'appelle Viviane", dit-elle simplement.

- "Je connais bien ton nom", répondit le chevalier, "il est écrit là-haut dans le ciel."

Merlin attacha son cheval sans la quitter des yeux.

- "Tu es donc bien savant pour lire ainsi au parchemin des cieux ?"

- "Dieu accorde parfois aux hommes le don de savoir sans avoir jamais appris : les étoiles sont pour moi comme les lettrines d'or dont les écrivains font parer leurs manuscrits. Je vois là-haut des mots, des phrases que je déchiffre les soirs de lune, tout le palimpseste des destinées humaines que l'aube efface et livre à la plume bien taillée de la journée nouvelle... Mais je veux oublier tout ce qu'un soir j'ai lu dans les cieux... Qui es-tu ?"

- "Je suis la fée Viviane, la Dame du lac; là-bas derrière les arbres, l'îlot vert où jamais l'homme n'a mis le pied, c'est là que je vis. Brocéliande est mon royaume."

- "N'est-ce-pas monotone de n'avoir pour sujets que le peuple taciturne des arbres muets ?"

- "Non ! Brocéliande est pour moi comme un navire. Regarde ces grands arbres se balancer dans les airs comme des mâts : les nuits de grand vent, sur l'île où je vis avec mon père, du sommet du donjon, j'entends mugir la mer et je guette, attendant de l'horizon la douce offrande d'une terre inconnue. Le bâtiment est étroit mais il n'appartient qu'à moi seule de reculer sans cesse les limites des mers sur lesquelles il navigue."

Viviane avait le pouvoir de suggérer et, tandis qu'elle parlait Merlin sentait le vent du large gonfler ses poumons, abandonnant sur ses lèvres le goût salé des embruns. Toute la forêt chavirait, soulevée par le roulis doux de l'océan grondeur.

- "Les continents eux-mêmes", reprit Merlin, "ne sont-ils pas semblables à d'immenses radeaux qui dérivent sur la mer et ce globe sur lequel nous vivons est-il autre chose qu'un immense navire roulant au coeur des eaux qui précédèrent la Parole créatrice sortie de la bouche du Démiurge ?"

- "Tu es profond, Merlin, comme le silence de la forêt ou comme ces étincelles qui luisent au fond de ton regard. Comme tu es étrange ! La limpidité de tes pensées rejaillit sur ton visage et lui donne cette transparence qui ne laisse voir que ton âme... Tu passeras comme un étranger dans le monde des hommes; ils verront sortir de ta bouche des paroles qu'ils n'entendront pas !"

- "Comment peux-tu savoir tout cela alors que moi-même, en dépit des étoiles, j'ignore encore qui je suis ?"

- "Le poids du passé, Merlin, obscurcit bien souvent pour un temps le regard des hommes si bien qu'ils ne distinguent que les pierres du chemin qui leur meurtrit les pieds, sans voir sur le talus la ronde des fleurs qui donne jusqu'au soir le courage de marcher..."

Il ne put résister plus longtemps au plaisir de s'étendre à demi sur le tapis de mousse où sautillait, frivole, la ronde des lutins. Il écoutait, rêveur, les paroles de Viviane. Jamais il n'eût cru que coeur de femme, même fée, puisse déverser tant de sagesse. Il se contentait d'alimenter la conversation par de courtes phrases évasives, afin de ne rien perdre du bonheur indicible de l'entendre parler. La voix de Viviane lui semblait si douce qu'elle se confondait par instants avec le murmure argentin du ruisseau qui coulait là, tout près. Il ferma les yeux : l'illusion alors fut parfaite. Elle parlait toujours et il la questionnait comme dans les songes qu'il faisait autrefois. La fuite cristalline des paroles finit par se mêler totalement à celle de l'eau, puis elle devint tout à coup indistincte. Il ne comprenait plus que vaguement les propos que chuchotait la cascade : il s'était assoupi et il rêvait que Viviane venait de déposer un baiser sur ses lèvres...

Quand il s'éveilla, les dernières paroles de la fée résonnaient encore dans sa tête, mais elle avait disparu, envolée comme un parfum fugitif. Cependant, il lui sembla entendre s'élever en lui une autre voix qui disait : "Oublie Viviane". Mais oublier Viviane, était-ce possible quand depuis sa plus tendre enfance il n'avait connu qu'elle; il l'avait portée là, dans son coeur et, entre lui et elle, invisible et lointaine, s'était tissé tout un monde secret de liens délicats, plus imperceptibles que les atomes de l'air. Pouvait-il rêver plus douce prison que les bras de la fée ?

Il courut comme un fou, il la rattraperait, il lui dirait son amour... Non ! Ses yeux parleraient bien pour lui ! Mais les arbres obéissaient à Viviane et dérobaient sa retraite si bien qu'au bout d'un moment il se retrouva seul dans la clairière où il avait attaché son cheval. Le joyeux petit peuple des bois avait disparu, l'eau ne chantait plus et les rayons du soleil déclinant abandonneraient bientôt la forêt tout entière au flot monotone et grisâtre de la nuit qui progressait déjà par vagues silencieuses.



Lorsque Merlin sortit de Brocéliande, la lune était déjà haute; il avait erré comme un somnambule, ne devant son chemin qu'à l'instinct et à l'intelligence de l'animal qu'il montait. Quelques jours plus tard, après avoir retraversé la mer, il siégeait de nouveau à la cour du roi Arthur. Mais sa pensée planait au-dessus de Brocéliande où par instants il croyait entrevoir la fée. Merlin devenait taciturne, aucune tâche ne retenait son attention; à la cour, en présence du roi et de ses barons, il s'oubliait en des songeries si profondes qu'il négligeait même de répondre aux paroles aimables de son souverain. Pourtant, au plus profond de son âme une petite voix l'exhortait sans cesse à s'acquitter de sa mission, une petite voix qu'il eût aimé ne plus jamais entendre, car, maintenant, la simple pensée de devoir renoncer à Viviane lui était devenue insupportable.

- "Merlin n'est plus le même homme depuis son voyage en petite Bretagne", disait la reine Guenièvre à Keu le vaillant sénéchal, "il paraît soucieux et triste... Je le soupçonne d'être malade d'un amour plus fort que ses sortilèges."

- "Je crains que vous n'ayez raison, noble reine; rien ne servirait alors de lutter car le seul remède n'est-il pas de s'abandonner au mal ?"

- "Vous parlez là, Sénéchal, en homme averti, je suis persuadée que vous lisez dans les coeurs au moins aussi bien que l'Enchanteur dans ses étoiles."

Certes, Merlin saluait toujours la reine avec le même respect profond teinté de familiarité plaisante, en homme qui se sait parfaitement estimé de son souverain, mais Guenièvre qui était une femme intuitive et perspicace avait aussitôt remarqué le voile qui masquait maintenant l'éclat de son regard. D'ailleurs il ne semblait plus prendre à la conversation le même plaisir, et il se retirait à présent dans ses appartements beaucoup plus tôt que de coutume. Par le passé, le roi et ses barons avaient connu un Merlin rieur, affable, enjoué, ne ménageant point les conseils qui grâce aux lumières dont les fées avaient comblé son berceau, allégeaient la destinée des hommes. Aussi ne se posait-il guère de problème qu'on ne lui soumît. Les astres connaissaient toujours la miraculeuse solution que les êtres humains ignoraient. Merlin savait si bien lire dans le Grand Livre, que même le destin le plus obscur, enfoui sous le ciel le plus fuligineux n'eût pu lui dérober son secret. De plus, il avait de l'âme cette science innée qui, sur quelques mots, quelques gestes, quelques regards échangés, édifiait un jugement infaillible. Un talent dont beaucoup eussent tiré bien des avantages diaboliques ! Mais, les fées qui président à la naissance des hommes avaient bien fait les choses : elles avaient marié le savoir le plus profond à la probité la plus parfaite. Aussi l'Enchanteur qui était un homme charitable et pieux eût-il vécu dans un bonheur sans mélange, récoltant le fruit savoureux de tant de bonnes actions semées partout sur son passage. Mais la Providence qui sonde le coeur des hommes choisit aussi parmi eux ceux qu'elle destine à l'accomplissement de grandes choses. Et Merlin faisait partie de ces hommes là ! Cette distinction suprême qui lui avait été accordée dès le berceau, parmi ces limbes qui sont comme le seuil de l'existence, exigeait maintenant le don de soi le plus total. S'il voulait se consacrer à sa mission comme il s'était promis de le faire, il savait qu'il n'y aurait pas de place dans sa vie pour cet amour qui lui rongeait le coeur. Il comprenait maintenant qu'il ne pourrait pas choisir et c'était bien là tout le drame ! Viviane ne s'accommoderait pas de compromis, elle le prendrait tout entier, lui et surtout son immense savoir dont elle lui avait trop peu parlé pour qu'il ne comprît pas l'importance qu'elle y accordait secrètement. Elle ne s'était enfuie l'autre jour que pour exacerber cet amour que, dés le premier instant, elle avait lu dans son regard. Maintenant, il souffrirait seul en silence mais quand il n'en pourrait plus, quand le fruit serait mûr à souhait, alors Viviane n'aurait plus qu'à tendre la main pour le cueillir. Il savait tout cela depuis longtemps déjà mais il ne parvenait pas à comprendre pourquoi justement lui, Merlin, devait endurer une expérience si cruelle. Aussi, bien qu'en son âme il ne l'exprimât pas, un reproche latent s'élevait en lui à l'égard du Créateur. C'était comme un voile gris qui, par instants, enveloppait son esprit, s'emparait de tout son être et alors, il sentait sourdre comme une douleur lancinante cette accusation muette : "Comment Dieu qui connaît mon abnégation et ma ferveur peut-il permettre que mon âme soit ainsi déchirée, écartelée comme un nuage aux quatre vents ?". Lui qui prodiguait naguère de si sages et si précieux conseils en venait à douter de sa propre science. Comment ces deux choses si contradictoires, son amour pour Viviane et sa mission parmi les hommes, pouvaient-elles être inscrites toutes deux dans cette même destinée ? Quelque chose lui parvenait, lactescent et diffus comme la poussière des galaxies, quelque chose qu'il était sans cesse sur le point de saisir et qui lui échappait infiniment comme dans un rêve.

Il ouvrait alors sur le monde ses deux grands yeux bleus au fond desquels chavirait cette vision d'horreur : l'homme, jouet d'un destin tissé d'avance, marionnette articulée par les dieux qui se divertissent de cette vie insensée qui court sur la terre comme le sang dans les veines; l'homme effroyablement écartelé par les lignes divergentes de ses destins incompatibles; l'homme, déchiré, abandonné sans âme dans la stérilité d'un monde sans libre-arbitre. Ce cauchemar l'envahissait, l'assaillait, l'enivrait tout à la fois comme les vapeurs délétères qui inspiraient à la Pythie de Delphes ses délires prophétiques. On le surprenait parfois, pensif et comme vidé de lui-même, faisant le geste convulsif et électrique du dormeur qui chasse un mauvais rêve. Non, Merlin n'était plus l'homme qu'avaient connu les chevaliers, celui qui les abreuvait sans cesse dans leur soif inextinguible d'un idéal noble et valeureux ! Son regard aujourd'hui semblait chargé du poids irréversible des années mortes; il ne les considérait plus que de l'oeil détaché de l'homme qui va mourir et se souvient.



Il se souvenait en effet de ses seize ans. Le roi l'avait remarqué pour sa bravoure d'abord puis, pour les qualités extraordinaires dont il faisait preuve dans le commandement des hommes. Le souverain avait fini par se rendre compte que les succès de Merlin étaient dus autant à son adresse dans le maniement des armes qu'à la pénétration toute particulière qu'il s'assurait sur l'âme de ses semblables. Il les écoutait, les comprenait et savait parler à chacun ce langage universel et spontané qui prend ses racines bien au-delà des paroles que prononcent les hommes. Merlin avait l'art de faire parler les silences qu'il laissait entre les mots autant que d'autres ont l'art de les museler sous un flot insensé de paroles incohérentes. Le verbe dans sa bouche devenait à l'échelle des hommes Verbe créateur : l'écouter, c'était aussi assister à la naissance tumultueuse d'un monde enfanté dans la joie retrouvée des époques heureuses. C'est pourquoi ses compagnons lui avaient attribué le seul surnom qui lui convînt : l'Enchanteur. Il se souvenait, aussi loin qu'il remontât au travers du pays brumeux des enfances couleur de miel, de cette impression floue qui l'avait poursuivi sans relâche, d'être né pour l'accomplissement d'une grande tâche. Quand soufflait le vent de la mer, chargé de sel, il se souvenait des longues chevauchées sur le bord des falaises. C'est là qu'un de ces soirs où l'effervescence des cerveaux poétiques confond les cieux avec la mer, il avait compris qu'un jour il devrait parler aux autres hommes pour dire toutes les choses qu'il avait apprises, comme cela, seul, les mains jointes, en regardant le ciel. C'était l'époque bénie où il n'avait pas de souvenirs : son âme était tout entière tournée vers l'avenir qu'il voyait briller à l'horizon comme une terre promise dont les frontières seraient à l'image des lendemains insaisissables. Il pouvait projeter tout à loisir sur l'écran vierge des années à venir, sa part de destin à laquelle il ne manquait jamais d'ajouter sa part de rêve. Mais aujourd'hui, l'amour qu'il avait pourtant imaginé si pur et si noble avait tari brutalement la source des rêves et, le destin s'ouvrant face à lui comme l'embranchement d'un fleuve emportait dans chacun de ses bras deux aspects irréductibles de son être, abandonnant, inerte et lasse, cette ombre sans présent et sans avenir. Car Merlin avait maintenant le sentiment d'appartenir au passé comme tous les hommes qui, n'ayant connu que le monde des pensées pour réaliser leurs aspirations les plus profondes, s'aperçoivent tout à coup que le temps n'apportera point la moisson attendue. Et, maintenant que sonnait enfin l'heure de l'accomplissement, l'heure d'être enfin soi-même, Merlin se sentait creux et vide : il n'avait plus rien à dire. Seul l'amour de la blonde Viviane occupait cruellement ses pensées. Il fuyait les compagnons des premiers jours de peur de lire sur leur visage l'image de sa propre déchéance. Qui comprendrait la lutte qui se jouait aujourd'hui dans la tête de ce géant vulnérable ? Il n'est guère de pire exil que celui de l'homme qui porte en lui le poids d'un indicible message car rien ne vient borner sa solitude. Plutôt que parmi ses proches, c'était encore au milieu des étrangers, des inconnus qu'il réussissait par instants à redevenir celui qu'il était jadis, jamais il ne s'était senti seul qu'avec ces "amis" pour qui décidément il demeurerait toujours une vivante énigme. Pas un d'entre eux ne savait trouver un de ces mots au travers desquels, les jours de désespoir, on entrevoit le ciel. Il ne leur en voulait pas, un véritable gouffre le séparait, lui, l'homme clairvoyant et sensible de ces chevaliers aux manières rustiques. Il se contentait de les fuir, repeuplant le vide qu'ils laissaient en lui avec l'image du seul être qui lui manquât réellement : Viviane, la douce fée aux yeux d'émeraude. Quand il s'éveillait le matin, sa première pensée était pour elle. Elle exerçait sur lui un invincible pouvoir d'attraction contre lequel il opposait chaque jour une résistance un peu plus faible. Le moment n'allait plus tarder où les forces lui manqueraient, alors, il lui faudrait partir, la revoir à n'importe quel prix, la prendre dans ses bras et oublier tout le reste. Du coeur de Brocéliande, là-bas au-delà de la mer, il l'entendait murmurer son nom, un murmure qu'enflait la distance et qui venait retentir comme un cri dans sa tête.



Quelques mois s'écoulèrent ainsi. Noël approchait. Merlin paraissait avoir retrouvé depuis quelque temps un peu de sa sérénité, comme si le manteau de neige en jetant sur le paysage la douce somnolence de l'engourdissement hiémal, avait agi comme un dictame sur cette âme tourmentée. Il était redevenu tout à coup l'Enchanteur que les barons avaient connu avant la rupture fatale du voyage en Petite Bretagne. On avait presque oublié ses sombres humeurs et son regard taciturne. C'est que, secrètement, Merlin se préparait à parler au roi et à tous ses chevaliers, à tous les hommes et à toutes les femmes qui composaient cette cour prestigieuse. Il avait longuement réfléchi, puis il avait pris cette décision qu'il croyait impossible. Il se considérait maintenant comme un condamné auquel il reste peu de temps à vivre, et il ne voulait pas mourir pour le monde sans s'être délivré du message qu'il portait en lui. Message enclos, message informe auquel il devrait imposer la servitude des mots et que peut-être les hommes allaient déformer à nouveau après son départ ! Pourtant, il fallait accomplir le devoir, même partiellement, et c'est dans cette joie qu'au sein même de la douleur les grandes âmes savent puiser dans le recueillement, qu'il s'y préparait. Il songeait aux visions qu'il avait eues plus jeune, à cette science des astres qui était la sienne. Un déclic s'était produit tout à coup dans un moment où, de toute son âme, il priait Dieu, implorant la force d'accomplir la lourde tâche dont il s'était chargé. Alors, il avait compris le lien qui unissait les hommes à leur passé. Il avait enfin saisi le pourquoi de tant de destinées multiples. Sa vision du monde qui, jusqu'à présent était restée fragmentaire, s'était soudain unifiée en un vaste panorama. Toute vanité s'était évanouie d'un seul coup, trop tard sans doute, mais, néanmoins il s'était contemplé dans toute sa vulnérabilité, et son orgueil s'était éteint. Les autres hommes étaient soudain devenus accessibles à son entendement; maintenant, il pourrait leur communiquer ce qu'il savait. Un pont s'était tissé entre lui et eux, un pont qu'il voyait lorsque ses yeux se fermaient pour se poser un peu plus loin, au delà du monde de chair et de sang, un pont ténu et délicat comme le fil des pensées qui s'étaient nouées durant leur long compagnonnage. Il ne savait pas encore comment il annoncerait la nouvelle mais il n'ignorait pas que le moment était venu. C'était l'avant-veille de Noël, les hommes étaient plus recueillis, toute la nature semblait, silencieuse, se souvenir et méditer. Certaines âmes s'étaient ouvertes à nouveau comme sous la puissance d'un rayon céleste enveloppant toutes choses. Quelques-uns au moins saisiraient la portée de ce qu'il leur dirait.

Merlin était à sa fenêtre. Il lui sembla tout à coup que ses yeux venaient de s'ouvrir sur un autre monde. La campagne entière, le château, la chapelle, la ville, les hommes, tout baignait dans une atmosphère indéfinissable, presque surnaturelle. Un ciel bas, gris comme l'ardoise, jetait sur les neiges un reflet vaguement bleu, que, d'instant en instant, les rayons du soleil mourant rehaussaient des mille éclats cuivrés de la braise qui couve sous la cendre. La lune montait blafarde et voilée tandis que, symétrique, le soleil achevait à l'horizon borné le cours de son déclin emportant avec lui les derniers lambeaux du jour. Puis ce fut tout à coup comme le chavirement d'un univers qui bascule dans la nuit. L'Enchanteur sentit alors monter en lui ce sentiment qu'il n'avait plus connu depuis longtemps, de communion intime avec les forces invisibles de la nature. Il se sentit fondre tout entier en un élan de reconnaissance illimité. Etait-il encore sur terre ? L'histoire ne le dit pas de façon précise. Toujours est-il qu'un être vêtu de blanc, dont il n'avait pas jusqu'alors remarqué la présence au fond de la pièce, s'approcha de lui. Il ouvrit la bouche et parla. Son langage n'était pas celui des hommes de la terre et pourtant Merlin comprit aussitôt ce qu'il disait. Mais, il lui eût été aussi impossible de répéter ces paroles ailées que de traduire le chant des roses frémissant sous l'archer des premiers rayons matinaux.

Quand Merlin se réveilla au petit jour, il se sentit parfaitement reposé et serein. Les visions étranges de la veille au soir ne lui avaient laissé que des impressions vagues. Il n'était pas sûr du tout de ne pas avoir rêvé. Il fit un effort pour se souvenir des paroles de la blanche apparition mais plus il essayait de les étreindre avec la seule puissance de sa mémoire, plus elles lui paraissaient fugaces et insaisissables. Il ne s'aperçut de sa méprise qu'au moment où il cessa tout effort mnésique : l'intellect n'avait eu aucune part dans la réception des mots prononcés par ce lumineux étranger qui avait été durant quelques secondes son conseiller intime, aussi n'en avait-il rien retenu. Pourtant, au plus profond de lui-même subsistait quelques choses comme une empreinte qui avait un sens. Quelques instants plus tard il se présenta devant la cour et annonça qu'il désirait réunir, l'après-midi de Noël, le roi et ses barons. Il sut alors qu'il n'avait rien fait qu'obéir à la voix.



On se préparait à la cour et dans la ville pour la grande manifestation religieuse du lendemain. Les gestes les plus ordinaires trahissaient cette douce impatience qui nimbe les veilles de fête d'une indéfinissable aura. Enfin, le lendemain, dès la première heure, le roi, sa cour et à leur suite tout un peuple de fidèles allèrent entendre la messe. Les paroles de l'officiant s'élevaient dans un silence recueilli, puis s'éteignaient une à une par vagues d'échos dans les replis de pierre sombre, où s'éveillait alors la pureté argentine des chants qui montaient vers la voûte. Par instants, les regards se posaient sur les murs de la nef où cheminait le trésor solennel des scènes bibliques dont le prêtre ranimait le souvenir dans les âmes en un flamboiement de paroles imagées : "C'est comme ça qu'il était né le Christ, il y a douze siècles dans une étable avec le boeuf et l'âne. Les prophètes avaient annoncé depuis longtemps sa naissance mais les hommes s'étaient laissé surprendre. Rien n'était disposé pour l'accueillir sinon la haine et l'hostilité." Tous ces hommes simples avaient la larme à l'oeil en écoutant le récit du prêtre et ils baissaient la tête sous la charge séculaire des fautes humaines. Les choeurs s'élevèrent à nouveau comme une explosion de joie à la gloire du Seigneur. Puis les hommes et les femmes sortirent de la chapelle tout emplis d'un espoir consolant : il était né le Sauveur et il rachèterait les péchés du monde !

Après le repas, le roi et ses barons pénétrèrent dans la grande salle du conseil. Merlin avait demandé au roi Arthur qu'elle fût aménagée de manière à ce que tous s'y retrouvassent comme des égaux. On avait donc dressé une immense table ronde autour de laquelle devaient siéger le roi et ses chevaliers. Tous furent appelés par leur nom et une place fut assignée à chacun mais ce ne fut qu'après leur souverain que les chevaliers, comme un seul homme, daignèrent enfin s'asseoir. Merlin seul resta debout. Il attendit quelques instants que le calme fût parfait, jetant un coup d'oeil circulaire sur cette assemblée dont chaque visage lui était familier. Il se demandait encore comment il allait formuler la nouvelle qu'il lui était donné d'annoncer, mais, les paroles jaillirent de sa bouche sans même qu'il eût à les chercher :

- "Ce matin nous avons vu naître le Christ sur les murs de la nef où sont peintes ces saintes images qui font de notre chapelle une bible de pierre se dressant vers le ciel; cependant, parmi toutes ces fresques, il en est une qui nous est chère entre toutes, c'est celle qui représente la Création du Monde. Car ce Jour là fut le premier et c'est à lui que nous devons la vie. Ce matin là, après avoir traversé le Château qui marque les confins de son Domaine, le Seigneur avait franchi le Portique au-delà duquel s'étendaient alors le vide et la nuit. Le septième jour, après avoir étendu son Œuvre à des distances incommensurables, comme un trait de lumière dans les ténèbres, Dieu décida de rentrer dans son immense Jardin. La Création était achevée; ses limites inférieures avaient été fixées aux mondes les plus lourds : les cieux, la terre et les étoiles. La terre avait été conçue comme un tremplin où les esprits les plus éloignés de Dieu pourraient puiser le ressort indispensable pour regagner la Patrie céleste. Tout ayant été fait pour le mieux, le Créateur retraversa donc les mondes auxquels il venait de donner la vie et, parvenu enfin tout au sommet de l'univers, il arriva à la frontière des Etats divins qui s'étendaient au-delà du Portique. Il se retourna alors sur son Œuvre et comprit qu'elle ne pouvait subsister sans Lui. Il se souvint qu'il était la Source de toute vie et il sut que quelque chose de son rayonnement sublime devait demeurer parmi les êtres. Alors, au sommet de la Création, dans le prolongement du Portique, il construisit un autre Château qui était comme le reflet du premier. Ainsi l'univers se trouva-t-il scellé au Domaine divin. Puis, avant de se retirer, il laissa encore en témoignage de sa volonté d'union avec les mondes le premier de ses deux Fils. Il l'appela Parzival, car il est le Pont céleste entre Dieu et les hommes, le Premier et le Dernier, l'Alpha et l'Oméga. Parzival est donc le Souverain Roi de la Création, et son Règne commence là-haut, dans ce Château où bouillonne la Coupe du Saint-Graal..."

A cet instant Merlin marqua une pause. Tous les regards restèrent fixés sur lui, attendant la poursuite des révélations. Le roi Arthur exprima la question qui brûlait toutes les lèvres :

- "Mais qu'est-ce donc la Coupe du Saint-Graal ?"

- "Je disais il y a quelques instants, cher souverain, que la Création n'eût pu subsister sans un éternel trait d'union entre elle et Dieu. Et bien, représentez-vous la Coupe du Graal comme le Cœur, l'organe vital de l'Univers. C'est là que Dieu déverse généreusement la Force et la Puissance dont les mondes s'abreuvent en une soif insatiable. Ainsi le courant vivifiant afflue-t-il jusque dans la moindre fleur des champs, jusque dans le moindre caillou des chemins, jusque dans la moindre bête de l'herbe. Et c'est un pouvoir merveilleux qu'avec cette Force les hommes reçoivent du ciel à chaque instant du jour, car elle confère la vie à l'esprit qui anime le corps ! C'est elle aussi qui pousse en secret la sève dans les veines des arbres, c'est elle qui fait croître les bourgeons et c'est elle encore qui tend la pointe gladiée des herbes vers le soleil. Chaque année, quand revient le printemps, le Créateur déverse dans la Coupe l'impulsion vitale qui anime l'univers. Alors, en ce Jour sacré apparaît au-dessus du Vase divin, étendant la neige diaphane de ses ailes cristallines, la Sainte Colombe tel un signe de Paix et d'Union entre Dieu et les hommes.

 "S'il advenait que, las de l'ingratitude humaine, le Tout-Puissant ne renouvelât point le Don de l'irradiation divine, la Création entière, depuis le Portail du Graal jusqu'en ces profondeurs insondables où s'agitent ceux de notre race, se dessécherait tel un fruit tombé que n'alimente plus la sève nourricière, tel un arbre mort insoucieux des saisons qui font battre le coeur de la terre. Et Dieu serait de nouveau seul comme avant la Création. En vérité, les hommes aveugles qui ont substitué aux cieux étoilés l'écran noir de leur cécité morne, méritent-ils la grâce ineffable de vivre et de savoir ? Quoi qu'il en soit, du sommet du Monde, la Coupe de diamant diffuse en ondes éclatantes ce poudroiement de Lumière qui jette par-delà le savant équilibre des astres cette étincelle d'or qu'on voit briller au fond même du regard le plus sombre. Tel est le Mystère du Saint-Graal ! Et moi Merlin qui vous parle aujourd'hui, je vous dis, chevaliers, que les temps sont proches maintenant où le roi Parzival qui règne dans le Château du Graal viendra parmi les hommes. Il viendra, armé comme un chevalier apportant de nouveau parmi nous la connaissance des chemins qui mènent au Royaume de son Père. Mais que les infidèles le craignent et les adorateurs de Babylone la grande, car il sera pour eux Celui qui vient trancher de son glaive le fil des jours ! Il parlera avec des mots simples qui confondront les hommes; il dénouera le fil inextricable des sophismes car son langage sera celui du Christ et sa voix retentira de l'autorité du Père. Alors la Terre entière devra entendre son appel. Mais combien d'hommes passeront devant lui qui ne le verront pas ! Gare alors aux faux-semblants, gare alors aux faux prophètes car ils porteront le masque de l'Ange déchu. Ils abuseront les foules devant lesquelles ils feront danser le mirage fallacieux des phrases lénifiantes. Beaucoup se tourneront vers eux car de leur bouche couleront des paroles sucrées comme le miel, tandis que pour les autres la Vérité gardera longtemps le goût du fiel. Elle leur semblera dure tout d'abord, comme l'épée qui tranche, car l'Envoyé n'aura cure de l'adulation des hommes. Sa parole au contraire retentira en eux comme le son du cor ou comme la diane du matin ou comme le chant du coq qui propage l'aurore au coeur des campagnes. Elle les réveillera et les guérira du sommeil."

Les chevaliers avaient écouté comme transportés les paroles de Merlin; son verbe devenait vivant comme un flot d'images glissant devant leurs yeux. L'Enchanteur s'était tu, mais ils voyaient encore en esprit le visage resplendissant du roi Parzival et l'épée tranchante qui sortait de sa bouche quant il parlait. Quelques secondes s'écoulèrent encore ainsi dans le plus parfait silence puis Merlin reprit :

- "C'est à vous, chevaliers, qu'il appartient maintenant d'annoncer la Bonne Nouvelle. Vous devez aplanir le chemin qui sera celui de votre Seigneur, proclamer partout sa venue imminente et la fin des temps aventureux. Vous serez sur terre les chevaliers du Graal, et vous irez répétant devant le trône des rois et jusqu'au fond même des campagnes ce que vous avez entendu. Que votre main soit toujours ouverte et charitable, que votre bras soit toujours tendu et secourable, car tout ce que vous ferez désormais, vous l'accomplirez au nom du Christ et de Celui qui vient ! Aussi, prenez bien garde d'incarner aux yeux des hommes la vertu que vous prêcherez car, s'ils devaient par votre faute douter de vos paroles, quand viendrait Parzival, son nom ne serait plus qu'une légende. Alors, malheur à vous qui l'auriez trahi! Préparez-vous donc dès maintenant à le recevoir, Celui qui vient d'En-Haut, car l'heure n'est plus si éloignée où la Coupe du Graal resplendira ici-bas entre ses mains. Mais la route pour vous est encore longue et les dangers qui vous guettent sont nombreux; l'esprit du mal ne manquera pas de susciter des embûches sous vos pas car il hait la Lumière autant qu'il hait les hommes. Dans les temps troublés qui précéderont l'arrivée du Messager, l'esprit des hommes sera comme la flamme d'une lampe qui vacille dans la nuit. Combien dans ces ténèbres distingueront encore le bien du mal ? Ces mots là garderont-ils seulement l'ombre de leur sens ? Le faux prophète cachera sa laideur sous le masque séraphique de l'ange et tentera de prendre à vos yeux les traits du grand Roi. Saurez-vous alors le reconnaître, Celui qui viendra vers vous le visage découvert ?

 "Seul le désir pur de servir Dieu vous permettra de devenir un jour sur la terre les chevaliers servants du Graal, mais si l'orgueil seul est votre guide alors craigniez que sous vos pas ne naissent des mirages ! Avant de vous lancer dans la Quête du Graal, souvenez-vous que vous n'avez pas le droit à l'erreur car l'humanité attend beaucoup de votre part. C'est pourquoi je vous demande aujourd'hui de bien réfléchir à l'engagement que vous allez prendre. Chevaliers, que Dieu vous garde !"

Mais, parmi tous ceux qui étaient rassemblés autour de la table ronde, il n'en était pas un seul qui eût souhaité remettre à plus tard le moment de prendre sa décision; ils étaient encore sous l'emprise d'une révélation qui suscitait maintenant en leur âme un enthousiasme tel qu'ils seraient partis sur le champ si Merlin l'avait ordonné. Le roi était devenu rayonnant, comme transfiguré par les paroles qu'avait prononcées l'Enchanteur. Il comprenait que quelque chose de sublime venait d'avoir lieu ici, dans la grande salle du conseil, quelque chose qui dépassait leur entendement à tous et dont il eût vainement tenté l'expression. C'est pourquoi il se tourna vers ses barons et dit simplement :

- "Amis, la Force du Seigneur vient de descendre sur nos têtes, elle couronnera chacune de nos actions du succès qui appartient aux serviteurs de Dieu. Recueillons-nous dans le plus profond silence et remercions Le donc de toute notre âme."

Après quelques minutes d'un silence serein témoignant la gratitude que chacun ressentait au plus profond de soi-même, une nouvelle question brûla bientôt toutes les lèvres et commença de circuler confusément autour de la table : quand devraient-ils partir et dans quelle direction ?

- "Vous devrez tout d'abord vous préparer à votre tâche avant de parcourir la Grande-Bretagne et, par-delà la mer, la Petite-Bretagne, la France, et peut-être même l'Europe toute entière, aussi ne partirez-vous qu'au retour du Printemps."

L'heure était historique. Merlin venait de créer un nouvel ordre de chevalerie : La Table Ronde. Les hommes qui étaient réunis autour d'elle étaient tous valeureux et avaient tous fait leurs preuves tant par les prouesses accomplies que par leur esprit de charité, aussi l'Enchanteur avait-il conclu la séance le coeur léger et comme soulagé d'un fardeau bien pesant. Il avait cessé de parler, sentant tout à coup la source des paroles se tarir dans sa bouche : il n'était pas nécessaire d'en dire plus pour le moment. Chacun avait donc salué le roi et tous avaient ensuite regagné leurs appartements pour y méditer encore ces paroles tombées comme un cadeau du ciel sur le tapis de neige qui recouvrait cette journée de Noël d'un voile féerique.

Les jours passèrent sans affaiblir l'immense élan d'enthousiasme qui s'était emparé de toute la chevalerie arthurienne. On avait salué la naissance de l'année nouvelle dans une joyeuse effervescence qui cachait mal l'impatience des lendemains. Cependant, l'hiver s'écoula rapidement. Nul ne restait inactif : la quête du Graal serait probablement longue, aussi devaient-ils se préparer pour un voyage qui les éloignerait de la cour durant plusieurs années. Il fallait constituer les équipes, préparer les itinéraires, sélectionner les meilleurs chevaux, les meilleures armes, poursuivre l'entraînement intensif dont ils ne manqueraient pas d'avoir besoin, soumis comme ils le seraient bientôt aux aléas d'une vie itinérante et aventureuse. Merlin les préparait; ses conseils avertis ouvraient les voies de la prévoyance. Il n'oubliait rien, ni les petits détails techniques, ni les recommandations particulières dont chacun avait besoin. Il avait retrouvé à leur tête cette emprise innée, ce magnétisme presque surnaturel qui lui valait l'adhésion immédiate des hommes. Il était redevenu pour tous celui qu'il était avant son voyage en Petite Bretagne, pour tous sauf pour lui-même. Lorsqu'il se retrouvait chaque soir, seul dans ses appartements, il cessait tout à coup d'être l'homme qu'il avait été durant tout le jour. Il lui semblait alors qu'il se voyait au travers d'un autre regard, celui de ses compagnons, comme si, parmi eux, il eût joué sans qu'ils en fussent avertis, quelque comédie désormais étrangère à son existence. Il était pour eux celui qu'il devait être, il assumait sa mission, il jouait son rôle, tout entier tendu dans l'effort constant de ressembler à cette image de lui-même qu'il lisait au fond de leur regard. La dualité de sa propre personnalité épouvantait Merlin. Qui était-il vraiment ? Ce personnage qu'il incarnait durant tout le jour ou bien celui qu'il redevenait tout naturellement le soir lorsqu'il entendait la voix lointaine de Viviane comme la mer au fond d'un coquillage ? Il ne le savait plus très bien lui-même. Le roi seul paraissait soupçonner quelque chose. L'Enchanteur n'avait-il pas annoncé plusieurs fois déjà depuis le nouvel an son intention de traverser à nouveau la mer ? Mais alors, pourquoi ne s'était-il pas embarqué comme prévu; pourquoi remettait-il ce voyage de semaine en semaine lui qui lisait l'avenir au milieu des moissons déjà mûres des astres blonds comme le blé ? Il prétextait vaguement quelque tâche importante et imprévue qui le retenait chaque fois auprès de ses hommes mais le souverain n'était pas dupe. Il avait compris que Merlin désirait le départ autant qu'il le redoutait. Merlin était amoureux, la reine avait vu clair.

Mais le roi était resté extrêmement discret, personne n'avait eu vent de ses doutes, si bien que, parmi les chevaliers, les préparatifs se poursuivaient maintenant dans une fébrilité qui croissait sans cesse au fur et à mesure qu'approchait le printemps. L'hiver avait été très froid mais les beaux jours semblaient s'annoncer plus précoces cette année là. Déjà, dès le début de mars, naissaient les premiers bourgeons enveloppés dans un cocon de brume que dissipait un soleil convalescent. Les chevaliers de la Table Ronde allaient bientôt partir. Merlin était resté silencieux sur le rôle qu'il se réservait dans la quête du Graal et personne n'avait osé lui poser la question de façon directe.

Or, à la fin de l'hiver, par une de ces pâles matinées que le soleil tiédit comme le berceau de la belle saison qui va naître, l'Enchanteur resta introuvable. Il n'était pas allé, comme de coutume, rendre hommage à la reine Guenièvre. Lui qui réveillait les coqs d'or, hérauts de l'aube souveraine, dormirait-il encore à l'heure où l'on entend déjà la ville retentir sous les pas des chevaux et sous le marteau d'airain des forgerons ? Le roi, craignant un malheur, envoya aux nouvelles le sénéchal Keu qui était de tous celui qui connaissait le plus intimement Merlin. La chambre était entrouverte, offrant le spectacle d'un désordre qui semblait être le fruit d'une étude méticuleuse bien plus que la conséquence d'une négligence coupable. Au milieu des livres, sur la table de chêne près de la fenêtre, le sénéchal ne tarda guère à découvrir une plume dont l'encre était sèche déjà et un petit parchemin adressé au roi et à tous les chevaliers. Le sénéchal reconnut l'écriture de son ami et parcourut hâtivement le billet :

Sire,

Je dois me rendre en Petite Bretagne où me requiert une affaire de la plus haute importance. Que les chevaliers n'attendent pas mon retour pour partir car peut-être ne reverrai-je jamais la cour du roi Arthur. Pourtant, si je ne puis être des leurs, mes pensées accompagneront et guideront chacun de leurs pas. La quête du Graal doit maintenant devenir le centre de toute votre vie, aussi vous faut-il oublier celui qui fut, très humblement, cher Sire, l'enchantement de votre cour.

Merlin

 

Chapitre 2