Joël EUDES
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LES MOISSONS DU CIEL


II

LE POIDS DU PASSÉ

 
« Prenez garde, veillez et priez; car vous ne savez quand ce temps viendra. »
Marc 13-33

 

J'avais écrit le premier chapitre de mon roman d'une seule traite comme en un rêve. La fée Viviane m'avait inspiré. Puis, tout à coup, la source des mots s'était tarie sous ma plume, le chant de la Belle s'était évanoui dans les airs n'abandonnant derrière lui qu'une image pâle et figée. J'étais de nouveau seul à ma table de travail parmi les feuilles noircies. Il était tard déjà. La baie vitrée s'ouvrait tout grand sur la mer et sur l'observatoire au-dessus duquel chavirait le feu-follet des constellations. Une nuit d'automne presque trop douce ! Une horloge sonna minuit quelque part au fond du manoir silencieux. Les deux astronomes qui assuraient le premier quart venaient de prendre la relève et avaient déjà les yeux rivés sur le ciel noir où ruisselait tout un peuple de poissons d'argent. Je devais reprendre mon service à six heures du matin pour le deuxième quart, il était donc grand temps d'aller dormir. Mais je n'avais pas sommeil. Je ne pouvais détacher mes pensées de la belle Viviane, non pas celle de mon roman que je venais de figer si misérablement comme un papillon sous un verre, mais celle que j'avais vue en rêve, échevelée comme une comète. Celle là était belle, ô combien ! N'avait-elle pas un peu le visage de Vanessa, ma compagne de travail à l'observatoire ? Il me sembla tout à coup que je venais de m'en rendre compte pour la première fois. J'avais commencé à écrire au début de l'après midi, et, pendant tout ce temps, courbé sur la feuille, je m'étais senti vivre de la vie de mon héros. J'étais fasciné comme lui par cette beauté surhumaine qui me laissait chancelant et ivre à demi. J'étais épris moi aussi de cet être que j'avais tissé avec le fil de la légende. Je lui avais donné les mille et un visages de la beauté entrevue au hasard de la vie, et j'en avais fait une idole idéale que j'adorais sous d'autres cieux. Mais peut-être était-elle trop irréelle, trop céleste pour se laisser prendre vraiment dans le filet des phrases : les mots ne venaient plus maintenant. Elle s'était évaporée dans le brassement éthéré des azurs, refusant d'animer de son souffle le corps que je lui avais façonné avec de la terre et de l'argile. Il faudrait donc attendre patiemment le retour de la Muse !



Je n'avais que trop différé le moment d'écrire ce livre que je portais en moi depuis si longtemps déjà. Car on pense toujours que l'avenir apportera des moissons plus riches que le présent et c'est souvent ce qui pousse les hommes à attendre ce qu'ils imaginent être des jours meilleurs pour réaliser enfin l'œuvre de leur vie. Mais le jour où je me suis senti las d'attendre et de douter, alors, je me suis mis à écrire, presque malgré moi. Pourtant, je croyais bien m'être résigné à n'être jamais l'écrivain que je m'étais promis de devenir quand, dans les jeunes années, on s'invente des rêves de gloire. Mais voilà qu'un beau matin, je me suis à nouveau surpris à écrire une page, puis deux, puis trois ; le lendemain je n'ai pu m'empêcher de récidiver, le troisième jour il était déjà trop tard. Une sorte de confiante griserie envahissait maintenant mon âme tout entière et distillait dans mes veines cette sérénité sans laquelle tout travail de l'esprit demeurerait impossible. Certes, je n'avais pas toujours été "inspiré" en rédigeant ce premier chapitre et si certaines pages avaient vu aussi aisément le jour que si elles m'eussent été données toutes faites par le bon génie qu'entendaient les anciens, d'autres au contraire étaient le fruit d'efforts fastidieux. Mais il faut bien l'avouer, l'inspiration à cette époque là, n'était plus du tout ce qu'elle avait été par le passé !

J'avais longtemps porté en moi ce thème légendaire qui exerçait sur mon être tout entier une sorte de fascination inexplicable que je ne compris que bien plus tard. Je pouvais avoir sept ou huit ans lorsque je lus pour la première fois les aventures de Merlin l'Enchanteur et de ses chevaliers partant avec le heaume, le haubert, l'armure, l'épée, pour la quête du Graal. Depuis ce temps là, je n'avais cessé d'y penser avec cette espèce de nostalgie, voilée et magique que laissent les premières lectures de l'enfance. Chacun des héros de la légende s'était animé sous mes yeux et avait vécu dans mes songes mille aventures nouvelles. Brocéliande respirait pour moi du souffle immense des amours qu'elle avait abrités : Les ombres de Merlin et de Viviane guettaient encore le promeneur égaré cherchant éternellement dans la forêt, un chemin qui le ramènerait au bord de la fontaine jusqu'à la fin des jours. J'étais parfois six mois sans plus y penser puis tout à coup, sans raison apparente, le souffle de la légende traversait tout mon être comme ces thèmes mélodiques qui hantent le cerveau malade des musiciens durant des décennies. Je savais que la légende avait pour moi ses flux et ses reflux et j'attendais qu'un jour de grosse mer elle me submerge et s'empare définitivement de toute ma personne. Maintenant qu'elle me dominait, j'avais l'impression très nette qu'avec elle, tous les rêves, toutes les pensées de l'enfant, de l'adolescent que j'avais été, refluaient également vers moi, identiques et pourtant différents. Je les retrouvais, certes, mais comme puissamment enrichis, chargés d'un sens plus profond, plus mélodique, plus universel sans doute, que celui dont je les avais tout d'abord investis jadis au fil des jours. Etait-ce cela l'inspiration ? Je n'en savais rien. Quoi qu'il en soit, toutes ces pensées que je croyais avoir oubliées après en avoir extrait la quintessence, avaient accompli leur périple à travers un monde inconnu où elles avaient cheminé et croisé leurs semblables, émises par des êtres qui me ressemblaient sans doute, lointains, ou bien morts depuis longtemps. Au-delà de la terre, dans un autre univers, la pensée s'était unie à la pensée et elles avaient fusionné, attirant vers elles les sœurs qui leur étaient nées chaque jour de l'esprit des hommes.

Durant toutes ces années passées parmi les balbutiements de l'écriture latente qui me hantait, j'avais, silencieux et secret, peuplé d'ex-voto invisibles cette chapelle perdue dans les brumes où dansent, pareils à des feux-follets, tant de belles images. Et l'idée avait mûri lentement comme une joue sous la morsure du soleil. On caresse une idée comme on dorlote de jeunes pousses et, un beau matin, elle s'offre à vous telle la poire qu'à l'arbre on soupèse et qui soudain se laisse choir au creux de la main. Ce moment là, je l'avais attendu patiemment ; et, au coeur de cette vaste toile d'araignée qui me reliait maintenant à ce flot de pensées oubliées, je sentais ma plume vibrer du tressaillement de l'œuvre à venir. Il ne restait qu'à puiser. Je lus et relus ce soir là mes dernières phrases comme on se sert d'un tremplin pour bondir à la poursuite du récit. Mais, nouveau Merlin, je demeurais sous le charme de la fée Viviane. Gagné par le sommeil, je me mis au lit et m'endormis aussitôt.



Aujourd'hui, tout cela me parait bien loin, c'était sur le globe le temps cruel de la discorde, de la misère et du doute, c'était aussi le temps béni de mon premier roman. Le livre s'est perdu depuis, égaré dans la confusion de la Débâcle. Il ne me reste guère que les quelques pages qu'on vient de lire. Je ne me serais sans doute même pas donné la peine de les retranscrire si ce n'était en les écrivant que tout a commencé pour moi... Mais qui suis-je, moi qui vous parle de cet âge que les plus jeunes n'ont pas connu ? Un vieil homme ? sans doute ! Ma bouche amère garde le goût du passé. Peut-être ai-je assez vécu maintenant ? Pourtant, j'emporterai avec moi la nostalgie de la terre car je vous ressemble : j'appartiens à cette race d'homme dont l'existence ne saurait commencer sans un lointain et long exil. J'ai quitté les splendeurs de ma Patrie depuis des temps immémoriaux ; Oh ! je m'en souviens à peine car je n'étais alors même qu'un enfant ! Je ne suis donc qu'un pèlerin comme on en rencontre tant par le monde, promenant éternellement au fond de mon regard, pareil au juif errant, la douce nostalgie de la Terre promise. A l'époque dont je vous parle, je n'en savais ni plus ni moins que mes semblables, je croquais les fruits d'or mûris tendrement au soleil, je buvais le nectar de la vigne et prélevais en seigneur tout puissant un impôt légitime sur le labeur parfumé des abeilles. Je croyais alors que toutes choses ici bas étaient à moi, la terre était mon gîte, le ciel était mon toit. J'avais joui de tout, plutôt trop que pas assez, sans même songer dans mon ivresse à remercier un instant cet Hôte invisible qui avait veillé à ce que rien ne manquât durant mon voyage. Que voulez-vous, en ce temps-là, temps d'horreur et de haine, nous l'avions cru mort notre Père ! Pourtant, jamais je n'ai pu admettre totalement que le hasard seul m'eût fait naître sur cette terre de légende : trop de liens imperceptibles m'unissaient déjà à cette contrée balayée par les vents de la mer avant même que j'eusse poussé ici bas le premier cri qui est celui de la vie. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours eu, sans en pouvoir trouver la source, le sentiment vague d'appartenir au passé comme au-delà où l'existence puise ses racines profondes. Surtout dans mes jeunes années, alors que j'ignorais tout encore de l'existence, je me sentais pourtant inexplicablement riche, comme sous ces sillons que grave la vie dans le coeur des hommes. Mais le tourbillon des jours opposait déjà aux efforts de ma mémoire quelque chose comme un bandeau au-delà duquel rien ne me parvenait de tout ce dont je me sentais si indiciblement lourd. J'exprime ainsi les choses parce qu'aujourd'hui je sais qu'elles sont telles mais, à l'époque, le sentiment que j'éprouvais m'était indéfinissable. Parfois, des réminiscences floues venaient m'assaillir, une impression de déjà vu m'envahissait. Des chemins, des paysages familiers parcourus tant et tant de fois prenaient tout à coup au détour d'une promenade un aspect nouveau, quelque chose comme une profondeur inattendue, comme si l'œil de l'esprit s'était ouvert l'espace d'un instant pour se refermer aussitôt sur une multitude de souvenirs évanescents sur lesquels mon regard n'avait aucune emprise. J'avais alors clairement conscience de porter en moi tout un monde latent qui vivait secrètement de la vie profonde de l'être, mais je n'en percevais guère que des bribes comme si le manteau de chair et de sang dont se vêtent les hommes à l'orée de cet univers galactique, en voilait irrémédiablement la source. Et plus je cherchais à approfondir ces impressions fugitives, moins j'en appréhendais l'origine véritable. C'est au milieu de ces sensations troubles que j'avais connu mon premier amour : dés que j'avais su lire, j'avais aimé les mots comme une femme aime les fleurs. Je les avais écoutés chanter, timides tout d'abord comme les premiers oiseaux aux prémices de l'aurore, puis babillards comme des bambins, puis enfin, dans mon adolescence, je les avais découverts, sifflant leur venin comme des vipères. A l'âge où je ne les comprenais pas encore, j'aimais à égrener en chapelets de notes cristallines, des vers, ces beaux enfants aux couleurs de l'azur que les muses donnent aux bons poètes. Je les répétais des matinées entières jusqu'à ce qu'ils chantent dans ma tête comme une mélodie aérienne, comme le regret ineffable des paradis perdus. Alors je sentais mon coeur battre de la vie profonde du poème ; je ne voyais plus le monde qu'à travers le brouillard d'une aura vaporeuse, érubescente et vague. Je comprenais qu'une sorte d'alchimie s'effectuait en moi : paysages, êtres, fleurs, chevaux, colifichets insignifiants se changeaient non pas en or mais en quelque chose d'infiniment plus précieux qui envahissait mon âme et que je sentais resplendir au fond de mes yeux comme un inaccessible joyau. Mon regard plongeait ses filets au-delà des spectacles de la terre et remontait dans ses mailles cet impalpable trésor qui me faisait soudain le coeur léger, affranchi des servitudes de toutes choses ici-bas. Plus tard, ce même amour des mots me poussa à prendre la plume. Mais ce don du poème dont beaucoup eussent été fiers m'embarrassait ; j'aspirais à l'oublier ou à m'en délivrer, mais en vain car le fruit n'était pas encore mûr. Que de sombres luttes j'ai connues dans mon adolescence : le filet du langage que l'on croit chargé de toute une pêche miraculeuse ne remonte bien souvent qu'un corps inerte et sans vie ! Il faut alors renouveler inlassablement l'agencement des mots, telle une incantation, jusqu'à ce que l'idée invoquée trouve enfin, comme l'esprit, la prison d'un moule à son image.

Mais le temps n'était plus aujourd'hui à ces duels déchirants du jeune âge qui se lance poings nus, désarmé à l'assaut des idées ; je goûtais maintenant, exilé dans ma tour qu'assiégeaient de mourantes cavales aux pieds de la falaise, les premiers fruits de mes veilles. Je passais alors tout le temps que je pouvais arracher à l'inéluctable fatalité des tâches quotidiennes, assis à ma table de travail, couchant au fil des pages une moisson qui ne trahirait plus la graine dont j'avais ensemencé jadis le monde des pensées.



L'observatoire, peut-être parce que dans sa puissance toute martiale, il avait l'air d'être sorti tout armé et cuirassé du sommet de la falaise comme la déesse Athéna du crâne de Zeus, avait été baptisé Minerve. Mais vu du large, au faîte de ce promontoire rocheux balayé par les vents, il ressemblait davantage à un phare ruisselant de soleil qu'à cette forteresse agressive qu'on l'eût aisément soupçonné d'être, sous la caresse nonchalante d'un premier regard. Pour un homme tel que moi, épris de solitude et de silence, le site était désertique et sauvage à souhait : je trouvais bien des charmes à cette côte découpée et hostile, tout en écueils et en arêtes vives où venaient se briser les lames des tempêtes. Nous vivions là comme en une citadelle imprenable du sommet de laquelle nous regardions souvent passer au loin les navires ou les bateaux de pêche rentrant au port, à quinze ou vingt kilomètres de l'observatoire. J'aimais par-dessus tout, après le travail, les longues promenades seul sur la plage à marée basse ; je rentrais fourbu et ivre d'avoir marché la poitrine largement offerte aux vents du large. Mon plus grand plaisir était ensuite de retrouver mes appartements dans le manoir où nous vivions seuls, retirés et solitaires comme des anachorètes, à cent mètres à peine de notre pacifique Minerve. Je passais le plus clair de l'appréciable liberté que me laissaient mes fonctions parmi mes livres ou debout derrière la baie à contempler la mer. Je m'oubliais là, parfois des heures durant et les premières étoiles scintillant dans le ciel faisaient se succéder une rêverie à une autre. J'avais toujours été fasciné par le ciel et dès ma plus tendre enfance, j'avais caressé l'ambition de devenir astronome. Avec le temps, mon rêve s'était réalisé et j'aurais dû nager dans la joie sans mélange des hommes qui ont le privilège d'exercer une profession pour laquelle ils ont toujours ressenti l'appel de la vocation. Mais l'ondoiement serein de ces étoiles qui traversent pour nous les années-lumière ne délivrait plus aujourd'hui le message de paix que j'y avais lu jadis. Car, en ce temps-là, les hommes se méfiaient des hommes ; les hommes se méfiaient de la terre et du ciel ; il n'était rien qui ne fût une secrète menace : surtout le gouffre étrange des cieux qui chaque soir se refermait sur nos têtes comme un piège gigantesque qui, demain peut-être, ne se rouvrirait plus : un jour sans aube, sans matin, sans soleil, sans rien d'autre que la nuit aveugle et cruelle ! Une atmosphère orageuse, moite, corrompue régnait sur le globe tout entier, une sorte de tension électrique qui imprimait à toutes choses une fébrilité maladive contrastant étrangement avec cette espèce de léthargie spirituelle qui avait envahi tout les êtres. Depuis longtemps déjà, au milieu des guerres chaudes ou froides, des luttes intestines, des querelles, des dissensions qui agitaient la planète, les hommes ne vivaient plus que dans l'attente d'un avenir glacé au-dessus duquel planait le spectre hideux de l'atome, comme une autre peste née de l'ordure occulte de ces temps modernes.

Jamais les êtres ne s'étaient si mal compris ! Nous ne parlions plus le même langage. L'esprit ne semblait plus habiter le cœur des mots qui ronflaient et sonnaient superbement dans les gorges, mais gisaient époumonés et vides comme des baudruches dégonflées lorsque nous voulions dire ce qui, secrètement, nous rongeait l'âme. Les hommes avaient abusé trop longtemps du verbe créateur, la haine l'avait empoisonné, le mensonge l'avait falsifié, l'orgueil en avait fait un clairon retentissant sous l'azur. Mais un beau jour, le verbe avait retourné la pointe de son épée tranchante contre les hommes, ils ne se comprenaient plus et lorsqu'ils s'étaient mis à chercher l'esprit vivant au cœur des choses, ils ne l'avaient pas trouvé. Alors, chacun avait vécu, reclus, replié sur soi-même comme en une citadelle d'indifférence jusqu'où ne parvenait pas le drame muet et lointain des sombres misères, des sanglots, des cris d'enfants étouffés dans le charivari des bidonvilles. C'était l'époque où l'argent régnait sur la terre en maître, tout puissant, tyrannique, esclavagiste, et cruel ! Les hommes auraient dû se douter que cet empire là s'effondrerait comme les autres, mais ils ne voulaient rien voir car ils avaient choisi cette cécité qui leur fermait les yeux sur le monde. Lorsque nous vivions en paix avec les nations voisines, nous étions heureux mais ce bonheur là était bien précaire car notre existence quotidienne était devenue une véritable lutte sans merci : nous vivions alors de la vie des bêtes, parqués dans les villes irrespirables, étouffantes, méphitiques ! Nous nous sentions emportés dans le tourbillon mécanique des jours, comme des pantins, rompus, brisés, désarticulés, impuissants. Nous avions inversé les pôles de la vie : en construisant nos demeures dans ce monde éphémère où nous espérions transposer l'éternité d'un bonheur fallacieux, nous avions édifié comme l'insensé de la parabole notre maison sur des sables mouvants et notre vie sur des chimères. Aussi la terre menaçait-elle maintenant d'engouffrer les hommes qui semblaient déjà se pétrifier dans l'inertie de la matière. Mais par-dessus tout, c'était du ciel que nous avions peur car, selon des prophéties millénaires attestées par les écritures saintes de presque tous les peuples, une grande affliction devait descendre des étoiles en une période où la terre vivrait des jours tels qu'elle n'en avait jamais connus. Lorsque la vie, la confusion, la décadence seraient à leur paroxysme, la justice viendrait alors du ciel pour châtier les hommes et les bannir du globe. C'est au moment où les peuples s'étaient soudain sentis seuls, désemparés, menacés jusque dans leur existence la plus secrète et la plus intime, qu'ils s'étaient souvenus de la Prophétie. Alors, en un flot de superstitions vagues qui circulaient de bouche à oreille, ils s'étaient mis à craindre les puissances célestes. Des engins bizarres entrevus dans les airs avaient encore ajouté au désarroi, quelque chose comme un élan de panique irrépressible. A relire de près les textes sacrés, une lueur d'espoir eût pu briller encore dans les esprits car la Prophétie parlait également d'un secours accordé aux hommes sous la forme d'un Envoyé céleste au moment où tout semblerait sur le point de sombrer dans la décomposition et la pourriture. Mais, ce point là avait été paradoxalement relégué dans le domaine des contes et légendes. On avait même fini par l'oublier presque complètement, cependant qu'une attention toute littérale avait été prêtée à la conclusion de la Prophétie qui s'achevait en ces termes : "Veillez et priez, soyez attentifs à tous les signes du ciel, car eux seuls vous permettront de reconnaître l'Heure lorsqu'elle sera venue."

Je dois avouer que j'avais été moi même marqué par ces paroles, je les avais lues et relues, au moment où elles étaient sur toutes les bouches, jusqu'à ce que ma tête en bourdonne ; quelque chose en elles me rappelait étrangement des images vagues qui ne me révélèrent rien tout d'abord. Or, un soir qu'au hasard de ma bibliothèque je relisais quelques pages des aventures de Merlin l'Enchanteur, je compris en un éclair que la Prophétie et la légende du Graal avaient en réalité une seule et même source. Le secours annoncé par l'Ecriture sous la forme d'un chevalier blanc et le mystérieux Parzival de la quête arthurienne ne désignaient-ils pas le même homme ? A l'époque, je n'y avais rien vu d'autre qu'un merveilleux sujet de roman susceptible de rompre un peu la monotonie des jours, et c'est de ce soir là que datent les pages qu'on vient de lire sur le thème de la légende. Pour lors, le Chevalier blanc ne fascinait guère que des âmes romanesques comme la mienne, car l'attention du plus grand nombre s'était obsessionnellement cristallisée sur les "signes du ciel", comme des parasites sur leur terrain d'élection ; variété de psychose voisine de la monomanie ! C'est dans ce climat d'insécurité que nous avions été affectés à Minerve, sur la côte désertique du pays, pour une sorte de surveillance stellaire destinée principalement à apaiser les remous qui agitaient alors les populations. Nous n'étions rien d'autre que des vigies, des sentinelles de l'espace guettant l'ennemi venu assaillir les hommes par-delà les constellations. Vigilance nocturne et diurne naturellement ! Oh ! certes, nous étions, ici à Minerve dans un état de veille perpétuel, mais, comme dans tous les observatoires du monde, les instruments les plus perfectionnés, télescopes, radars, ordinateurs, caméras, avaient remplacé, à grands frais d'ailleurs, l'ouverture d'esprit, la vigilance intuitive à laquelle faisait allusion la Prophétie. Car, avec nos machines, qui sait, peut-être aurions-nous à combattre les dieux si l'occasion se présentait ! Je me voyais assez bien, moi, antimilitariste convaincu, héros d'une guerre inter-galactique imminente dont je sortirais, bombant un torse vainqueur largement offert à l'épingle des médailles spécialement gravées pour la circonstance ! C'était absurde, mais tout le monde croyait sincèrement au danger. Seulement les imaginations différaient quelque peu quant à la réalisation de la chose, voilà tout ! Il m'arrivait parfois de me demander comment j'avais pu accepter ce travail saugrenu. Le manque d'emplois, la crainte du chômage peut-être, à moins que je n'aie été assailli un moment par ce courant de panique instinctive qui saisissait les hommes ? Le passé sanglant et meurtrier de notre petit globe n'ouvrait-il pas largement la porte à toutes les angoisses, toutes les hantises d'un avenir encore plus hideux ? Quoi qu'il en soit, j'aimais les cieux, objet quotidien de mon labeur, plus que tous les spectacles de la terre. Je songeais souvent aux milliards de regards interrogateurs qui, depuis l'aube du monde avaient erré comme le mien, scrutant la voûte mystérieuse. Les étoiles me semblaient être un trait d'union entre eux et moi, comme un lien de continuité dans la méditation universelle, comme un miroir où le premier homme et le dernier se réuniraient à jamais dans la reconnaissance de leur petitesse ridicule.

 

Chapitre 3