Joël EUDES
______________

LES MOISSONS DU CIEL


III

L'OBSERVATOIRE

 

L'observatoire n'était qu'à deux pas de l'antique manoir où chacun des huit astronomes qui composaient l'équipe de surveillance stellaire avait ses appartements. Ainsi, les jours où je prenais mon service à six heures du matin, ayant le plus souvent veillé tard dans la nuit, je pouvais me lever au dernier moment. Ce matin là, j'arrivai dans la salle de travail quasiment au saut du lit, à mi-chemin entre le sommeil et l'état de veille. Vanessa m'y attendait déjà, fraîche comme une rose. J'aimais beaucoup travailler avec Vanessa: sa vue me rafraîchissait comme l'éclat d'une première aurore, comme un autre rêve, une autre image qui succédait à celles de la nuit. Vanessa unissait des qualités de méthode et de discernement que beaucoup d'hommes lui eussent enviées, à une intuition particulièrement sûre. Chez elle, la connaissance précédait toujours la démonstration; elle percevait les choses de l'intérieur, tandis que nous les appréhendions péniblement sous ces dehors fallacieux que, le plus souvent, notre jugement nous livre tout d'abord. De plus, travailler avec elle, c'était avoir un rayon de soleil à ses côtés car elle était blonde comme le miel et gaie comme une abeille laborieuse. Née de mère française, de père norvégien, elle était le fruit déraciné de deux destinées qui, sans l'écartèlement de la guerre ne se fussent peut-être jamais croisées. Sa simplicité surtout me séduisait beaucoup; nombre de femmes occupant la même position n'eussent peut-être pas échappé à une certaine ostentation dont elle se gardait bien. Non qu'il entrât du calcul dans cette défiance et qu'elle affectât un détachement qui n'eût été qu'un charme supplémentaire dont elle se fût parée aux yeux d'autrui! Pour elle, bien au contraire, on sentait qu'être femme, ici à l'observatoire, c'était avant tout assumer cette suprématie naturelle qui donne à toute féminité véritable, une sorte d'empire tacite sur les choses. En dépit d'une culture des plus vastes, elle n'était ni raisonneuse, ni préoccupée d'afficher le jeu de ses neurones; elle gardait pour elle ce silence et cette modestie qui sont souvent les plus beaux panégyriques.

Elle ne m'avait pas entendu arriver, absorbée dans le menu réglage des instruments optiques constamment braqués sur ce ciel toujours égal à lui-même, tel, sans doute, qu'il s'était offert au regard émerveillé des premiers hommes. Les étoiles commençaient à pâlir, elles papillotaient comme des flammes sous l'haleine profonde des espaces sidéraux tandis que le soleil montait lentement comme une barque majestueuse nageant sur le porphyre des horizons en feu. L'aurore comme un oiseau hagard, échappé des profondeurs de la nuit viendrait bientôt frapper de l'aile la coupole de l'observatoire qu'emplissait encore l'ombre, éveillant l'œil cyclopéen du télescope blafard, insoucieux du va-et-vient rythmique des jours.

- "Déjà à l'affût des étoiles, Vanessa", dis-je sur ce ton de plaisanterie qui nous était devenu familier, "craindriez-vous donc que la pluie sacrée des météorites vengeurs ne profite d'un instant de distraction pour s'abattre sur nos têtes?"

- "Ne riez pas Yohan, sans doute suis-je la seule ici à attendre vraiment quelque chose de ce ciel serein, quelque chose que j'ignore mais dont je sens confusément la venue."

- "Vous êtes trop romantique, prenez garde, regarder les étoiles c'est un peu comme se retourner sur soi-même: il y a peut-être là-haut des secrets que vous devez ignorer, aussi pourriez-vous bien un beau jour être changée en statue de sel comme l'épouse de Lot."

- "Je ne crains pas le feu du ciel, les astres sont mes amis et je sens bien qu'ils ne me veulent pas de mal. Ils ne me décocheront pas leurs flèches amères. Au contraire, je sais qu'il y a là-haut une étoile qui est un peu comme ma grande sœur et qui me protège."

- "Eh bien! je n'aurais jamais pensé qu'une mission comme la nôtre fût jamais la source d'une telle inspiration! Ces heures de surveillance stérile que vous passez appuyée comme une déesse à la margelle des nuits de lune, vous permettront au moins d'écrire le vaste poème des constellations..."

Cependant, Guillaume qui, selon son habitude, s'était attardé quelque peu, jetant un coup d'œil circulaire sur les cadrans lumineux des radars, bien que son temps de service fût achevé depuis quelques minutes déjà, restait muet, le sourcil froncé, la bouche imperceptiblement pincée. Pour un œil non averti, c'était là le seul indice qui eût pu trahir la supériorité hiérarchique, autrement invisible, de Guillaume. Il se refusait à porter le masque du chef, il n'ordonnait jamais rien mais il faisait toujours en sorte que chacun prît l'initiative nécessaire. Il n'aimait pas entendre plaisanter sur nos fonctions et, s'il n'eût cru l'affaire sérieuse, je crois pouvoir dire qu'il eût préféré donner sa démission plutôt que toucher un instant de plus un traitement qui lui semblât indu. C'était une nature intègre, profondément honnête, tout d'un bloc en somme et c'est sans doute pour cela que moi, l'homme des nuances et des compromis, je l'aimais bien, Guillaume. Il avait accepté la menace céleste comme une hypothèse possible qu'il croyait ne devoir jamais se réaliser et il faut dire que le jeu des probabilités plaidait en sa faveur. Tout dans son attitude trahissait donc cette conviction intime, cependant qu'il continuait de guetter avec un zèle imperturbable le danger qu'il n'attendait pas. A vrai dire, sa personnalité souffrait un peu de ce paradoxe, si bien qu'au début j'évitais d'émettre des doutes devant lui quant à l'utilité d'une tâche que, somme toute, je pouvais tout aussi bien accomplir de la manière la plus scrupuleusement anodine. D'ordinaire, nous évitions donc d'aborder le sujet. D'ailleurs, Vanessa mise à part, qui, mystique, cherchait à la Prophétie un sens plus profond et plus riche pour l'humanité en conséquences positives, les astronomes de l'équipe, bien qu'ils affectassent de croire à un travail de pure routine, n'en étaient pas moins saisis d'une sorte de tension vaguement superstitieuse. Et comment en eût-il été autrement? Ne vivions nous pas alors, je l'ai déjà dit, dans un étrange climat d'insécurité? Les hommes avaient peur de tout. Des phénomènes insolites avaient été aperçus dans le ciel à maintes reprises, que les savants demeuraient incapables d'expliquer de façon satisfaisante. L'opinion publique avait fini par s'alarmer et, de fil en aiguille, on n'avait pas manqué de discerner dans l'occurrence de ces bizarreries célestes, la réalisation de la Prophétie millénaire. La chose avait pris des proportions inquiétantes, les masses populaires s'étaient soulevées plusieurs fois déjà, si bien que, craignant des émeutes plus graves, les responsables gouvernementaux avaient annoncé presque aussitôt la création rassurante de ce qu'ils avaient pompeusement baptisé "Postes de Surveillance Préventive", plus connus encore sous le nom de "P.S P.", que les journaux leur attribuèrent par la suite. C'est ainsi que, dans l'un de ces "P.S.P.", nous assumions nos fonctions depuis quelques mois déjà, mais rien d'anormal ne s'était encore révélé. Cependant, pour parer à toute éventualité, l'observatoire était relié vingt-quatre heures sur vingt-quatre au ministère des Affaires astronomiques, encore une ingénieuse création des pouvoirs publics, ainsi qu'à la base de chasse d'Atlantis distante de trente-cinq kilomètres. Pour compléter toute cette mise en scène, notre première tâche avait été ensuite d'apparaître sur les écrans de télévision où nous avions dû convaincre la population que les engins mystérieux aperçus dans le ciel correspondaient en réalité à des manifestations tout à fait naturelles. Le mot d'ordre gouvernemental était de n'inquiéter à aucun prix l'opinion publique, nous avions donc été contraints, ne sachant rien nous-mêmes, d'inventer des fables susceptibles de quelque crédibilité. Puis, cette affaire, qui avait fait tant de bruit, qui avait été durant des semaines à la une de tous les journaux avait cessé, comme par miracle, de susciter le moindre intérêt. Durant des mois, d'étranges objets volants qui ne semblaient pas appartenir à l'aéronautique terrienne avaient sillonné le ciel, des milliers de personnes les avaient vus, puis tout s'était évanoui brutalement. Ce qui me frappa le plus dans tout ceci, c'est la facilité avec laquelle on avait réussi à faire rentrer chacun en soi-même. Comme il avait été aisé de taxer tous ces phénomènes de visions, d'hallucinations collectives ou encore de processus cycliques tout à fait naturels! Le public voulait être rassuré, aussi s'était-il empressé d'ajouter foi aux affirmations des astronomes qui, je l'avoue avec un peu de honte aujourd'hui, étaient entièrement gratuites et dénuées de tout fondement scientifique. Qu'il y eût danger ou non, que ces apparitions qui hantaient le ciel marquassent l'accomplissement prochain de la Prophétie, tout le monde y avait songé tout d'abord mais personne n'avait voulu y croire. On avait eu peur puis on avait essayé d'oublier ces choses là, comme tout le reste. Pourtant, qui n'avait senti l'ignorance, l'embarras, le mensonge même dans nos propos télévisés? Malgré cela, chacun avait préféré accepter la solution facile, celle qui évitait les questions sans réponses, les doutes lancinants et cruels: fermer les yeux! On avait chassé cette pensée, ou plutôt, on l'avait enfouie sous un monceau d'autres plus frivoles, noyée dans le tourbillon des préoccupations quotidiennes, avec le désir instinctif de ne plus réfléchir à cette chose qui suscitait l'angoisse. On s'en était remis à l'avis des spécialistes, et on l'avait oublié momentanément; elle avait disparu, emportée dans le manège des jours sombres, étourdissants et mornes, se succédant sans cesse comme une ivresse toujours plus folle, toujours plus triste. Ainsi s'en allaient à vau-l'eau, vivant au jour le jour, les peuples du monde, pauvres ou riches, les yeux rivés au sol, pesants, gris, taciturnes, l'œil éteint. Nul reflet de ciel bleu dans ces prunelles mornes, nulle étincelle d'esprit dans ce miroir de l'âme!

Guillaume semblait avoir suivi le fil de mes songes durant ces quelques minutes, ou peut-être ne fit-il que matérialiser cette pensée qui, au même instant, avait traversé nos deux cerveaux comme une onde:

- "Les hommes de notre temps sont sans mémoire et sans souvenirs, leur esprit est comme enveloppé de puissantes ténèbres au travers desquelles plus rien ne perce de ce qui est vraiment la vie. Jadis les hommes n'avaient que la méditation et leur plume pour fixer l'histoire, bien des détails leur échappaient qu'aujourd'hui la caméra fixe immuablement; pourtant, eux, ils savaient pénétrer la matière par l'esprit, rien ne leur était étranger de cette profondeur qui fait le poids des choses..."

- "C'est drôle, Guillaume, je pensais précisément la même chose, à croire que tu lis dans mes pensées!

 "Oh! comment ne pas voir que notre présence ici ne présage rien de bon?... Le destin des hommes est peut-être inscrit dans le ciel impénétrable, mais sa réalisation du moins n'appartient qu'à la terre. Qui sait si l'ennemi que nous cherchons là-haut n'est pas plutôt en chacun de nous?"

- "Sans doute as-tu raison; notre monde est comme une maison construite sur un sol marécageux, elle s'enfonce pierre à pierre, si insensiblement que ses hôtes ne soupçonnent même pas le bourbier morbide qui les engloutit..."

- "Oui, c'est bien ainsi que par le passé, sont mortes toutes les civilisations, étouffées comme une bougie sous un globe, emportant dans la cécité de la tombe le mystère de leur agonie. Et d'autres sont nées qui ont pris la relève comme de bons fils après la mort du père. Mais aujourd'hui que tous les êtres vivants à la surface de notre pauvre planète ne forment plus qu'une seule et même civilisation qu'emporte le flot d'une même décadence, n'est-il pas à craindre que seul un grand silence, et une immense nuit succèdent à la rage destructrice des hommes?"

- "Non", répondit Vanessa, sortant tout à coup de son silence, "quelque chose au fond de moi parle qui me dit qu'un monde nouveau jaillira comme un soleil à travers notre nuit. Un homme nouveau sera l'enfant tout puissant de notre détresse."

Elle se tut, songeuse à nouveau. Vanessa parlait peu d'ordinaire; ses propos suscitaient la méditation beaucoup plus qu'ils ne donnaient l'impulsion à un dialogue qu'elle ne désirait pas pour lui-même. Je me suis aperçu par la suite que sa pensée gagnait en profondeur ce qu'elle perdait aux yeux des autres à ne pas trouver les chemins de l'expression. Car à ceux qui gardent le silence appartient la force du jugement! Et Vanessa faisait partie de ces êtres là, profonds, méditatifs, réservés, anachroniques au point d'occuper leurs loisirs à la culture de ce qu'on appelait jadis "les beaux arts". Aussi, lorsque la fluctuance naturelle des propos amenait sur le tapis quelque grand sujet, ne sortait-elle de son mutisme qu'au moment où elle sentait sa réflexion parvenue à parfaite maturité. Alors, elle exprimait son point de vue en quelques phrases d'un laconisme déconcertant ou d'une naïveté adorable. Je comprenais bien Vanessa, trop bien peut-être: j'appartenais à la même race qu'elle. Elle était souvent témoin de ces conversations amicales que j'avais avec Guillaume plus qu'avec tout autre. Le dialogue s'achevait presque toujours de la même manière: au moment où Guillaume s'apprêtait à conclure sur une note d'un pessimisme néo-romantique, Vanessa reprenait le flambeau, abandonnant dans nos cœurs une touche vivement teintée d'espoir qui survivait en nous comme le soleil sous la paupière close.

Le soleil s'était infiltré à l'intérieur de la coupole, un rayon pâle encore qui distillait une lumière fraîche et tamisée. Nous suivions la progression des heures au mouvement des astres sur lesquels notre vie à l'observatoire était intimement réglée. Ce matin là, j'avais vu s'éteindre les dernières étoiles, craintives comme les brebis traînardes qui rejoignent une à une le gros du troupeau, puis j'avais suivi le soleil dans son ascension infatigable, je l'avais vu monter sans jamais ralentir ni accélérer sa marche, pour trôner en plein midi dans toute la gloire de son zénith. Alors, précis comme la relève de la garde, Venceslas et Frantz étaient arrivés; ils allaient à leur tour accompagner pendant six heures la marche lente, mesurée, parcimonieuse du soleil basculant irrésistiblement vers le nadir.

Notre travail était à la longue devenu une pure routine, simple surveillance, mise en place des instruments, interprétations des clichés fournis par les appareils. S'il était impératif d'être physiquement présent, en revanche, l'esprit pouvait fort bien s'absenter et il ne s'en privait guère. Nulle fonction qui laissât plus de place à la rêverie! Le paysage que nous dominions de l'observatoire était absolument magnifique: vers l'est la campagne étendait à l'infini comme une houle la fuite des collines, vers l'ouest, aux pieds de la falaise, la mer, tantôt plate comme un miroir brasillant où le ciel éclate en rayons de lumière, tantôt échevelée, dressant la barbe écumeuse de l'antique Neptune sur la crête des vagues. De là, émerveillé je regardais tourner la roue des saisons. Les feuilles commençaient à joncher les allées du parc, jetant tout autour de l'observatoire un tapis de taches jaunes et rousses. Octobre touchait à sa fin. Les soirées étaient maintenant plus fraîches. Il faisait déjà presque nuit lorsque Tristan et Alexandre prirent leur tour de garde. J'avais coutume de faire quelques pas dans la campagne environnante ou sur le bord de la mer au crépuscule. Le coucher du soleil est un spectacle que je n'aime guère manquer. Une à une les lumières s'allumaient à présent dans le manoir, découpant capricieusement des guipures de clarté que l'on voyait s'éteindre pour réapparaître à côté ou au-dessous. La lune brillait, rousse, auréolée de brume; la nuit serait froide, hantée de formes laiteuses: gouttelettes glacées du brouillard prises dans la barbe épineuse des buissons. Parmi les teintes indécises du soir, l'édifice semblait s'animer en un jeu de reliefs étranges qui faisait saillir la silhouette haute de la tour sud-ouest. Au deuxième étage de la tour, dans une pièce contiguë à mes appartements; c'était précieusement là que j'avais aménagé mon bureau, comme un nid oublié dans un recoin de cette antique demeure seigneuriale. Je me sentais bien là-haut, baigné dans une atmosphère indéfinissable; la pierre et le bois des poutres avaient gardé quelque chose de la caresse séculaire des générations évanouies. Il me semblait sentir encore la force de leurs pensées flotter ici, animant secrètement les coins d'ombres.

Le manoir n'était que quatre fois centenaire, excès de jeunesse que rachetait largement mon mobilier qui, en une note toute médiévale, conférait à l'ensemble l'autorité de l'âge mûr. Je l'avais choisi comme par instinct, sans réfléchir, ni même me rendre compte que j'étais en train de reconstituer un univers digne, pour le moins, d'un héros arthurien. Je passais le plus clair de mon temps dans cette atmosphère feutrée. Je partageais ce gîte avec quelques hôtes de choix, pas contrariants du tout: six ou sept cents volumes de littérature, compacte, bien tassée. Très peu de philosophie, mais de la poésie, du roman. De sentir s'agiter ainsi tout ce peuple d'âmes, sur les étagères, du sol au plafond, me comblait de joie! Tous avaient quelque chose d'intime à me confier, comme un secret qui se dérobait entre les lignes, et bien souvent je souffrais de devoir apaiser en moi ce tumulte par le choix, entre tous, du murmure, pour un moment le plus cher. Le silence s'établissait alors, tendant comme un tapis de mousse à travers toute la pièce. Puis ma lecture peu à peu, ainsi qu'une fine brume, fantomatique, lactescente, impalpable, suscitait comme une invocation, la présence d'un esprit, l'esprit des mots, de la page, du livre qui, de minute en minute, m'enveloppait d'un charme plus puissant. Chacune des phrases que ma lecture libérait de sa prison d'encre et de papier semblait monter, se distendre, s'animer pour se mettre soudain à vivre et à danser comme une mélodie. C'était d'abord le fin gazouillis aigrelet d'une source égrenant timidement les notes sourdes des cailloux bercés par le courant. Puis, peu à peu, la gamme devenait plus claire, plus sonore, plus nuancée, grimpant par degrés l'échelle des octaves, et c'était tout à coup dans la pièce tout entière le déferlement d'une symphonie à laquelle venaient se mêler, à intervalles égaux, les deux notes carillonnantes de l'horloge. Il suffisait alors que quelqu'un frappât à la lourde porte de chêne pour faire fuir à l'instant ce peuple diaphane de musiciens évanescents. Vanessa entrait et nous nous mettions à bavarder. J'aimais sans me l'avouer encore de façon bien claire ces visites qu'elle me rendait souvent au cœur de l'après midi sous prétexte de m'emprunter des livres. Nous éprouvions beaucoup de plaisir à échanger nos impressions sur quelque page, belle entre toutes, que nous relisions ensemble. Elle s'asseyait alors dans l'encadrement de la fenêtre ouverte ou au plus profond d'un fauteuil désuet, oublieuse et comme emportée sur l'aile d'un rêve inaccessible. Puis peu à peu, elle se mettait à parler comme pour reprendre à haute voix le fil ininterrompu d'un monologue intérieur ébauché dans ces lointains insondables où l'intelligence n'atteint pas.

-... "Cette idée n'est pas si folle qu'elle le paraît au premier abord...",commençait-elle.

- "Quelle idée?"

- "Cette idée que la vie ne commence peut-être pas au moment où nous naissons à cette terre."

- "La vie antérieure? Pensez-vous aussi que notre être plonge dans le passé des racines profondes?"

- "Je ne sais pas. C'est cette page que nous lisions tout à l'heure, je la trouve particulièrement troublante. Il m'arrive moi aussi de penser que j'appartiens autant au passé qu'au présent. Un meuble, comme ce fauteuil par exemple, une vieille pierre, suffisent parfois à éveiller en moi des échos que j'ignore... Comme si un souvenir, effacé, enfoui sous des millions d'autres jaillissait soudain d'un monde qui échappe aux efforts de ma mémoire."

- "Notre esprit serait donc, selon vous, une sorte de palimpseste sur lequel chacune de nos existences successives viendrait imprimer un texte nouveau, effaçant momentanément l'ancien de notre mémoire?"

- "Oui, mais un palimpseste mal effacé peut-être. Quand nous reprenons corps pour vivre à nouveau sur cette terre, c'est comme si un bandeau voilait alors notre passé, empêchant le déroulement conscient de tous les souvenirs qui appartiennent à une existence révolue. Cependant, de temps à autre, un petit coin du voile se soulève, et nous déchiffrons alors quelques bribes d'une longue phrase aujourd'hui inintelligible."

- "C'est une idée séduisante, Vanessa, on voit bien que vous avez réfléchi à la question. Je dois avouer que j'y ai beaucoup réfléchi également. Aussi je crois pouvoir dire pourquoi ces bribes qui nous parviennent demeurent nécessairement dénuées de tout sens terrestre... Vous avez une idée?... Eh bien, tout simplement parce qu'elles n'appartiennent pas à la mémoire de l'intelligence mais à celle de l'esprit et sont donc comme lui intemporelles... Nous nageons en plein spiritualisme!"

- "Qui sait? Peut-être est-ce là qu'est la vérité, Yohan. Aussi perdons-nous inutilement notre temps lorsque, au moment où de telles sensations nous envahissent, nous essayons vainement d'approfondir ces souvenirs fugitifs qui sans doute meublaient jadis les circonvolutions d'un cerveau depuis longtemps réduit en poussière."

J'étais maintenant habitué à ces épanchements soudains de la pensée par lesquels Vanessa me révélait jour après jour les traits de son caractère énigmatique. Nos conversations avaient souvent cette profondeur là, puis retombaient d'elles-mêmes ne laissant derrière elles qu'un silence méditatif qui se prolongeait sans qu'il en résultât la moindre gêne. Vanessa parlait aisément avec moi, elle avait su dès le premier instant que je saurais l'écouter et la comprendre avec cette sorte de sensibilité presque féminine qui n'appartient guère qu'aux natures comme la mienne, éprises des choses artistiques. Mais ce que, peut-être, elle ignorait encore, et ce dont je ne me rendais pas tout à fait compte non plus, c'était le plaisir avec lequel j'écoutais l'inflexion argentine de sa voix.

Quelques papiers traînaient toujours sur mon bureau, ébauches pour mon roman, premières pages d'un chapitre avançant pas à pas au fil des jours, cent fois interrompu par les exigences de la vie quotidienne et cent fois repris. Malgré ma répugnance à montrer quelque chose d'inachevé et donc d'imparfait, je cédais parfois à son désir et lui lisais alors quelques phrases qu'elle écoutait sans rien dire. Pendant ce temps là, la nuit s'infiltrait peu à peu dans la pièce, submergeant par vagues insensibles les îlots de clarté qui flottaient dans l'air et nimbaient le visage de Vanessa, impassible. Je continuais à lire jusqu'à ce que les dernières nitescences du jour, succombant sous les assauts de l'obscurité, engloutissent définitivement entre mes doigts la page manuscrite. Alors, j'allumais dans un coin du bureau une lampe dont la lumière timide attirait à la croisée le rayon bleuté de la lune curieuse. Puis la conversation reprenait sur un nouveau thème jusqu'au moment du repas qui nous réunissait tous en bas dans la grande salle à manger.

Ce soir là, lorsque nous descendîmes, la grande horloge venait juste de sonner une première fois sept heures. Nous nous installâmes autour de l'âtre où flambait par petite gerbe, une énorme bûche. Le couvert était déjà mis, le personnel des cuisines attendait que nous fussions tous présents pour commencer le service. Guillaume et son épouse Isabelle étaient déjà arrivés, confortablement assis au creux des fauteuils de cuir. Le père écoutait, amusé, sa fille qui récitait sur un ton chantant une fable où il était question de souris et de chats et beaucoup d'autres bêtes encore qui ressemblaient aux hommes. Elle s'appelait Sylvia, la petite, et tout en récitant, elle taquinait le chat de la maison, "pour le faire causer" disait-elle. Elle pouvait avoir neuf ou dix ans à peu près; nous l'aimions tous comme notre propre enfant. Elle mettait dans ce manoir la note de gaieté sans laquelle la vie, peut-être, nous eût semblé plus triste et plus recluse encore.

Venceslas et Frantz se joignirent bientôt à notre petit groupe. Ils avaient terminé leur service depuis une heure environ; Alexandre et Tristan avaient pris la relève et veilleraient jusqu'à minuit, heure à laquelle Isabelle et Guillaume viendraient les relayer. Puis demain à six heures, j'arriverais dans la coupole du télescope deux ou trois minutes après Vanessa comme à l'ordinaire. Les jours se succédaient ainsi avec la même régularité inflexible, sans passion et sans hâte. Cette uniformité finissait par susciter dans l'esprit une sorte d'inquiétude que personne ne voulait avouer mais que l'on sentait peser par instants comme un nuage noir sur notre petit cercle. Chacun en venait à espérer secrètement qu'il se produisît quelque chose pour rompre enfin la monotonie des jours, qu'enfin l'orage éclatât, laissant derrière lui un ciel balayé et serein. Malgré notre apparente incrédulité, nous étions tous figés dans l'attente d'un drame latent dont l'explosion se trouvait différée, remise de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois. L'heure du repas apportait pourtant à nos journées une irréductible gaieté; nous avions beaucoup de plaisir à nous retrouver deux fois par jour dans cette sorte de communion joyeuse qui unit de bons amis autour de la même table. Deux d'entre nous manquaient toujours, à cause du service, si bien que chaque repas connaissait une atmosphère toute particulière, inhérente à la composition toujours changeante des commensaux. Le dîner ne manquait jamais d'entrain, surtout lorsque Frantz savait distiller sur notre petite assemblée tout son art, il le mettait dans ce regard pénétrant avec lequel il analysait les ressorts cachés, les mobiles impénétrables qui décident de nos actions les plus communes. Pas grand chose ne lui échappait de la mesquinerie des hommes, de leur étroitesse d'esprit, de leur égotisme dissimulé sous les apparences les plus spécieuses. Mais, le tableau qu'il peignait était toujours drôle et, somme toute, plein de tolérante bonté pour les défauts des autres si bien qu'il ne manquait jamais de soulever des rires à n'en plus finir, le rire énorme et rabelaisien, celui qui suscite la réflexion après la gaieté, évitant l'écueil noir de cette tristesse qui accompagne si souvent toute pensée profonde sur le genre humain. Après le repas nous nous attardions parfois dans cette salle haute, joignant notre rêverie à la méditation sans borne des meubles lourds, endormis parmi les tentures, ou bien devisant, intarissables, jusqu'à l'heure de la relève. Ceux qui restaient montaient alors se coucher sans plus tarder. Je me glissais dans les draps frais et m'endormais d'un sommeil sans rêves, profond et lourd comme les murs de cette maison, pour ne me réveiller que vers huit heures lorsque mon service me le permettait. Mais notre veillée n'était pas chaque soir si tardive. La voix grêle de l'horloge séculaire ponctuait la dislocation de notre petit groupe: Vanessa montait souvent la première, quant à moi, je ne tardais guère non plus car mon roman m'appelait à tel point que je me sentais envahir par une sorte de remords toutes les fois que je me laissais aller à gaspiller en vains bavardages une soirée dont je voyais les minutes précieuses couler, goutte après goutte, comme l'eau trop vite dévidée d'un antique clepsydre. Lorsque je parvenais à m'extirper sans peine de la chaude atmosphère d'amitié qui régnait en bas, je refermais sur moi avec une sorte de soulagement la lourde porte de chêne: la soirée m'appartenait! Il ne dépendait plus que de moi-même (cet autre tyran!) de m'installer à mon bureau devant la page blanche sur laquelle je distillerais mot par mot chacune des pensées que la Muse voudrait m'inspirer. Ce soir là, je me mis au travail aussitôt. Les aventures de Merlin et de la fée Viviane avançaient lentement mais de façon sûre et régulière. Je prenais beaucoup de plaisir à me raconter leur histoire, une histoire qui commençait sous le règne du roi Arthur pour s'achever en plein vingtième siècle, quelque chose d'un peu fou, inédit, tortueux, tintinnabulesque au possible, une idée comme il n'en pouvait germer que dans ma tête: les Mille et Une nuits d'une Schéhérazade solitaire, en quelque sorte! Je retrouvai mes papiers avec cette joie inexprimablement mêlée de la crainte douloureuse des feuilles trop blanches. J'écrivis jusqu'à minuit, lentement, posément, mettant en place avec la minutie froide d'un horloger tous les petits ressorts de cette mécanique délicate. Mais alors, pas inspiré du tout l'astronome! Je me relus d'un œil détaché. Non! les anges ne m'avaient rien soufflé ce soir là! Merlin était amoureux et moi aussi sans doute! Il adorait la belle Viviane, sa folie lui suffisait, elle était toute son ivresse, une ivresse éperdue qui me gagnait moi aussi mais se refusait à ma plume. J'éteignis la lumière, trouvai mon lit à tâtons dans la pièce voisine et je m'endormis aussitôt dans l'indifférence la plus profonde.



Le lendemain matin par contre, dès mon réveil je me sentis dans de bonnes dispositions pour écrire mais bien sûr, je devais me rendre à l'observatoire! Merlin me tint compagnie toute la matinée, je voyais toutes choses comme il devait les voir, lui, avec son œil d'astrologue. La belle Viviane apparaissait dans la lunette comme une nymphe dans une nappe d'eau claire, ou bien encore assise sur un nuage avec une étoile collée sur le front. Je ne voyais plus le ciel dans mon télescope mais Brocéliande, mais la fontaine de Barenton, mais le lac et le château de la fée. Merlin était là lui aussi, beau comme un dieu qui jongle avec les astres. Je me sentais devenir Merlin à mon tour, mon coeur battait du même amour d'adolescent; Viviane était à mes côtés maintenant et c'était toute mon âme que je voyais chavirer là, dans ses yeux. Elle avait pris, la magicienne, l'apparence de Vanessa pour me rejoindre moi, Enchanteur déguisé dans cette tour où je conversais avec les galaxies. Et je lui livrais une à une les clefs de mon univers dont elle s'emparait avec ces gestes flous, lents, muets, qui appartiennent au monde des rêves. Viviane disparaissait par instants, lorsque Vanessa ouvrait la bouche mais, quelle n'était pas ma surprise de la retrouver au fond du télescope à des millions d'années lumière, silhouette d'abord imperceptible s'imprimant sur la rétine, puis grande, démesurément, jusqu'à emplir le ciel comme un soleil des tropiques, pour ne laisser place qu'à ce visage, qu'à ce front, immense et beau comme un horizon perdu dans le flamboiement de cette chevelure de comète. Tout à coup, je m'aperçus qu'il était presque midi. Je me débarrassai rapidement de mon rapport quotidien: "rien d'anormal sur les écrans, ciel dégagé et serein". Certes, je n'avais aujourd'hui rien vu venir sur les chemins poudroyants du ciel, pourtant, dans mon cœur, une étoile nouvelle était née.

 

Chapitre 4