Joël EUDES
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LES MOISSONS DU CIEL


IV

VISITE NOCTURNE

 

Aussitôt après le déjeuner, je montai m'enfermer dans ma bibliothèque pour libérer ce flot d'impressions qui grondait dans mon coeur et dans mon cerveau et que je ne parvenais plus à endiguer. L'envie incontrôlable d'écrire, impulsive, dévorante comme un feu, me tenait depuis le matin, mais il avait fallu attendre, réprimer comme un cheval rétif ce fourmillement impétueux que je sentais grouiller en moi et qui s'évanouirait peut-être d'un instant à l'autre tant est le long le chemin qui mène l'idée jusqu'à la main. La source vive que le musicien sent sourdre et chanter en lui se ramifie parfois comme les veines qui courent au bout de ses doigts, n'abandonnant sous sa plume qu'un amphigourique chef-d'oeuvre, inerte et triste comme un enfant mort-né. C'est l'échec! Un corps sans âme, un chapelet de notes sans vie, le charme est rompu. Disparue la fée, envolée, et peut-être ne reviendra-t-elle plus!

J'ignore si je traduisais bien ce qu'elle me chuchotait à l'oreille cet après-midi là, la fée, mais je la sentais présente près de moi, comme une femme, et je n'ai pas conscience d'avoir un seul instant cherché mes mots. Ils venaient comme cela, tout seuls, comme si elle avait suscité chacune des pensées qui naissaient dans ma tête. Mes personnages échappaient à ma plume, ils lui appartenaient maintenant, elle tissait la trame invisible et secrète de ces destinées fictives dont les fils se nouaient et se dénouaient au détour de la page blanche. Et ils vivaient et s'animaient de la vie qu'elle leur avait insufflée, étrangers à moi-même, exactement comme les enfants des hommes qui grandissent exilés dans la citadelle mystérieuse d'un destin inconnu. Certes, j'avais redonné la vie à Viviane et à Merlin, mais à présent, ils n'avaient plus besoin de moi, ils obéissaient à d'autres lois que je me sentais incapable de contrôler. Et je voyais au fil des heures, des jours, des semaines, se dérouler le canevas de ces deux existences, chargées du poids de tout un passé que je devinais à travers chacun de leurs actes. La fée, assise à son rouet continuait de dévider le fil de leurs jours cependant que j'écrivais en proie à cette espèce d'exaltation jaillie de la puissance du Verbe libéré. Les mots me traversaient comme des rayons de lumière pour s'agiter aussitôt du souffle même de la vie.

C'était vraiment une drôle d'histoire où je mettais en scène des lutins, des fées ainsi que toute la légion des êtres légendaires. Le ciel, la Providence, l'âme y avaient leur part et toutes ces sortes de lubies qui faisaient alors sourire les gens sérieux. Et j'y croyais ferme à mon histoire, comme j'avais toujours cru à tout ce que les autres hommes avaient renié! Car, malgré toutes les choses savantes que j'avais apprises pour devenir astronome, moi, je n'avais jamais su être vraiment sérieux! Et je n'avais vraiment rien à regretter!

Cet après-midi là, j'écrivis donc pendant plusieurs heures, ne prenant qu'à peine le temps de relever la tête quelquefois, puis tout à coup la petite voix de la fée s'est éteinte, douce et frêle comme le murmure de la mer au fond d'un coquillage. C'était bien la preuve qu'elle était à mes côtés, puisque, même, je l'ai entendue se retirer dans un dernier frisson de satin, insaisissable comme le souvenir d'un rêve. Il ne me restait plus pour témoigner de son passage que quelques pages abandonnées à la hâte. Je les ai relues aussitôt après et je les ai trouvées tellement belles, et j'en suis devenu si fier que je n'ai pu me résoudre à avouer qu'elles n'étaient pas de moi. Je les ai donc publiées avec toutes les autres choses si triviales et si communes que j'ai écrites par la suite pour mettre en garde les hommes contre la bêtise et l'égoïsme.



Mais la pièce tout à coup est devenue exiguë, elle n'était plus aux dimensions du nouvel homme que je me sentais devenir. J'avais maintenant besoin de sortir prendre le grand air, marcher, laisser mon coeur consumer comme un feu de paille, la joie si vite retombée de l'instant créateur. Le soleil commençait déjà à décliner sur la mer; le sable ne me parut pas assez ferme sous le pied, il entravait le pas qui ne devait obéir à présent qu'au rythme mesuré de la pensée. Je m'approchai donc de la grève dont le sable humide assurait au pied l'assise nécessaire. Le vent du large emplissait mes poumons, de l'haleine salée de la mer; toute cette vie impétueuse qui s'agitait sous l'eau et dans le creux des vagues, je la sentais jaillir dans mes veines, par courtes pulsations, vives et cadencées. Je redevenais tout à coup l'adolescent que j'avais été, celui qui marchait de longues heures durant au bord de l'eau, peuplant de mille chimères ce même horizon où viendraient mourir les mêmes voiles. Je m'y construisais des palais où s'écoulait la vie, au milieu de l'architecture mouvante des nuages en fuite que le soleil couchant festonnait d'une fine guipure d'émeraude vive. Et je m'inventais des amours purs comme la rosée prise au piège de la toile d'araignée. Main dans la main, nous cheminions, elle, qui n'existait que dans ma tête, et moi; la mer riait submergeant nos pensées auxquelles se substituait la respiration mécanique des vagues. Un escalier de nuages se déployait à nos pieds, nous montions lentement, puis notre couple figé dans l'éternité de l'instant le plus doux s'endormit d'un sommeil sans fin bercé par le roulis des flots. Je souris de constater que tous ces rêves qui me semblaient maintenant si loin, étaient encore bien vivants dans ma mémoire. Puis je tournai le dos au soleil et revins lentement jusqu'à hauteur de l'observatoire. Juste au-dessous de celui-ci, au pied de la falaise, les grosses mers avaient creusé une vaste grotte où dormait un canot dont nous nous servions quelquefois pour rejoindre, à marée haute, le voilier qu'on amarrait d'ordinaire aux poutres de la jetée. Pour prendre le canot qui conférait un caractère indiscutablement plus épique à l'expédition, il fallait avoir vraiment le goût géométrique de la ligne droite car, autant qu'il m'en souvienne, on pouvait tout aussi bien, quoiqu'au prix d'un long détour, se rendre à pied sec, par une sorte de déclivité naturelle de la falaise, jusqu'à ce môle étrange qui n'abritait aucun port. A présent, la jetée m'attirait avec son musoir où se brisaient les vagues. Une silhouette familière s'y découpait. Je remontai donc l'escalier de bois qui serpentait sur les flancs éboulés de la falaise. De là, on surplombait durant quelques minutes cette velléité de pont lancé comme un défi parmi les flots, puis tout à coup les marches se mettaient à descendre brutalement et l'on y était. Je ne tardai guère à rejoindre Vanessa, tournée vers le large comme dans l'attente de quelque navire soudain éclos telle une fleur jaillie de l'horizon. La marée montait rapidement, la mer serait bientôt étale, battant, contenue et sourde, ces poutres audacieuses qu'elle repousserait bien un jour, elles aussi, comme elle avait poussé la falaise. Le soleil maintenant très bas jetait ses derniers feux; les derniers goélands, les dernières mouettes avaient disparu dans le criaillement d'un ultime tourbillon, évanouis, comme avalés par les niches secrètes de la pierre, ces maelströms de la falaise.

- "Je viens troubler votre solitude, Vanessa, mais je suis sûr que vous m'accorderez bien un petit coin de cet immense horizon que vous contemplez avec tant de ferveur, n'est-ce-pas?"

- "Je consens même à partager en deux moitiés égales; nous partageons déjà le ciel, il ne sera pas plus difficile de partager la mer. Et si nous montions sur le voilier? Rien qu'une toute petite promenade, j'en meurs d'envie, mais toute seule je n'osais pas... Qu'en dites-vous?"

- "Je dis que c'est une excellente idée, allons-y!"

Le bateau dansait comme un bouchon sur l'onde à quelques pas de nous, attendant au bout de sa chaîne comme un bon chien docile. Nous descendîmes, à la hâte, les quelques degrés de l'échelle métallique qui nous séparaient du pont et nous ne tardâmes guère à rendre la liberté à ce noble fils d'Eole. Mais le vent ne soufflait pas assez fort ce soir là pour rendre au dieu tout puissant un hommage digne de son souffle légendaire: nous ne hissâmes point la voile. Sacrifiant la poésie à l'efficacité, je mis donc le moteur en route. Cap sur le large, le voilier abandonnait derrière lui un sillage d'écume comme une route blanche qui scintillait dans l'obscurité naissante. On n'entendait que le ronron monocorde du moteur; le souffle du grand large emplissait Vanessa d'une sorte d'ivresse que je regardais s'épanouir innocemment sur son visage.

- "La mer est toujours belle", constatait Vanessa. "On croit s'y perdre, on s'y retrouve: tantôt étale et sombre, tantôt sereine et riante, tantôt agitée et profonde comme une âme."

- "Et à quoi ressemble-t-elle donc votre âme ce soir?" questionnai-je. "Est-elle étale et sombre?"

- "Sombre non, mais tout à la fois songeuse et agitée. Il m'arrive souvent d'avoir peur, une inquiétude inavouable de l'avenir. Je deviens triste tout à coup sans raison apparente."

- "Vous n'osez sans doute pas vous l'avouer à vous-même, Vanessa, mais c'est l'observatoire qui vous tracasse."

- "Peut-être, je ne sais pas... Nous vivons une drôle d'époque ne pensez-vous pas? On se sent seul et démuni, ce monde manque de chaleur, jamais une main tendue, jamais un sourire désintéressé. C'est inestimable pourtant un sourire! Ça illumine un visage... Les premiers hommes ne devaient pas être plus seuls, eux au moins avaient le ciel, les anges... et l'espoir et la vie devant eux... Vous me trouvez stupide n'est-ce pas?"

- "Non, je comprends Vanessa, vous le savez. Une vie c'est aussi une solitude, nous sommes irrémédiablement seuls devant tous les actes de l'existence, à soi-même insaisissable, incompréhensible à jamais pour l'autre, peut-être même dans l'amour..."

- "A jamais! Comment pouvez-vous penser cela? Si deux êtres qui s'aiment demeurent étrangers l'un à l'autre, alors la vie n'a plus de sens!"

- "Ne faites pas attention Vanessa, je ne voulais pas blesser ce frêle espoir. Après tout je ne sais pas, peut-être me suis-je laissé abuser par un passé qui n'est pas sans amertume. Je veux espérer moi aussi que toute communion profonde entre les êtres ne soit pas à jamais impossible."

- "Et ce livre que vous écrivez, Yohan, n'est-ce pas un pas vers autrui, un effort pour une entente profonde au-delà des mots, au-delà de ce monde même, sur des cimes plus pures où n'atteint pas le bruit de la guerre et sur lesquelles ne plane pas l'ombre de la menace qui pèse sur les hommes?"

- "Mon livre? Un livre vous savez, ça n'est jamais qu'un long monologue, on parle tout seul, on fait les questions et les réponses; ils sont pas contrariants les personnages! Ça non alors! On peut toujours leur couper la parole au bon moment. C'est sans importance ces choses là, ce n'est qu'art et artifice, ça n'éveille pas beaucoup d'échos dans l'esprit des hommes ou bien alors comme une montagne qui vous renverrait votre écho, mais à retardement, après réflexion. D'ailleurs quand j'écris, je ne fais qu'obéir à quelque chose qui commande..."

Le soleil venait de disparaître tout à fait derrière l'horizon depuis quelques instants déjà. Seules quelques lueurs rouges survivaient encore au grand brasier que la mer avait éteint. Les flots scintillaient dans la nuit, comme sur un écrin de velours noir, la danse fugitive des poissons argentés.

- "Il faut virer de bord", dis-je, "la côte est déjà loin..."

- "Déjà! Je pensais presque que nous ne reviendrions plus, mais l'observatoire nous tient, regardez-le, il nous rappelle!"

La côte s'allongeait au loin, comme la masse sombre d'une énorme bête endormie sur le rivage, découpant sous la lumière irréelle de la lune des angles inquiétants; le déferlement des vagues promenait à intervalles égaux une guirlande d'écume blanche qui ondulait aux pieds de la falaise comme un serpent aussitôt englouti par le ressac. Quelques centaines de pieds plus haut, on devinait l'observatoire dont la coupole entrebâillée semblait resplendir telle une énorme lampe oubliée au chevet de ce monstre assoupi. Vanessa paraissait fascinée, sa voix était comme suspendue à cette chose là-bas:

- "Comme il est étrange, ne trouvez-vous pas, le dôme illuminé de cette citadelle, tournée pareille à un phare vers le ciel comme pour guider quelque vaisseau inconnu qui viendrait du fond des espaces!"

- "Oui, bien étrange en vérité, vu ainsi du large, posté là comme une sentinelle qui sonde le ciel de toute l'acuité monstrueuse de son regard de cyclope!"

- "Et si quelque voyageur sidéral, quelque Ulysse égaré dans le dédale des galaxies débarquait tout à coup sur cette petite terre insignifiante?"

- "Il trouverait belle cette grève inconnue mais trompeuse comme le chant des sirènes car seules la défiance et la haine accueilleraient les premiers pas de l'étranger parmi ce peuple plus barbare que les lotophages. La crainte maladive du nouveau, l'angoisse de devoir changer quelque chose à la routine infernale qui conduit ce pauvre globe vers le gouffre, tout plaiderait contre ce voyageur..."

- "Vous pensez donc Yohan, que seule la soif aveugle de puissance tourne aujourd'hui notre civilisation vers le ciel; une soif que hante la crainte mortelle d'un plus puissant, d'un plus fort?"

- "Je ne pense rien, moi, je constate. Je constate que nous avons reconstruit sans le savoir la tour de Babel, du haut de laquelle nous espérons contempler une humanité ressuscitée dans la toute puissance orgueilleuse de sa propre divinité. La machine omniprésente a remplacé l'édifice de pierre, mais les fondations sont restées les mêmes: l'orgueil, l'appétit sordide et idolâtre des richesses. Il faut donc que notre intelligence nous ait trompé! Elle était trop brillante, trop séduisante. Nous nous sommes laissé prendre à notre piège. Et maintenant c'est elle qui dicte et commande comme un abominable tyran."

- "Sans doute, elle nous a trompé. Mais la conscience, cette petite voix si douce, si frêle que les premiers hommes devaient vénérer comme une messagère du ciel, ne s'est que trop volontiers soumise à cette dictature. Elle a remis les rênes du pouvoir à l'autre, si brillante, si diligente mais si séditieuse et elle s'est endormie. Mais peut-être qu'aujourd'hui le temps est venu où le périple des hommes sur la terre doit toucher à sa fin. Alors, quand l'esprit fragile et tendre comme une plante de serre ouvrira l'oeil au terme du voyage, il n'apercevra, je le crains, que le vide et la nuit sous ses pas."



Les jours continuaient de s'écouler toujours égaux à eux-mêmes, seul, de semaine en semaine, le changement d'horaire venait rompre un peu la monotonie du travail, encore que les mois se ressemblassent tous, ramenant sans cesse le même rythme imperturbable. Un cinquième groupe d'astronomes apportait l'indispensable mobilité à notre tâche, si bien que chacun d'entre nous pouvait prendre vingt-quatre heures d'absolue liberté dans la semaine, dont deux dimanches par mois ordinairement couplés avec un samedi. Chaque détail de notre existence à l'observatoire était ainsi réglé avec une infinie précision, minutieuse méticuleuse, tatillonne! Mais ni plus ni moins stupide qu'une autre, notre servitude, en définitive! Nous avions fini par prendre le pli; l'habitude emporte tout somme toute, les hommes aussi, comme un autre fleuve qui les contraint d'adhérer à la terre de tout le poids mécanique du corps.

Nous venions de fêter l'année nouvelle: notre quatrième saison s'ouvrait à l'observatoire sans que rien d'anormal eût un seul instant brisé notre routine. Guillaume paraissait aussi fier de ce grand calme que s'il en eût été personnellement responsable. Il répétait souvent comme si la chose dépendait de nous: "Nous devons veiller sur le sommeil du ciel." Ces paroles déclenchaient les vagues de plaisanterie que suscitent toujours les paroles du chef. On le chahutait un peu maintenant, notre Guillaume. Il ne les ignorait pas tout à fait nos plaisanteries, mais il feignait simplement de ne pas y prêter attention sachant bien qu'au fond cette sérénité du ciel était faite pour nous rassurer tous. Et peut-être inclinions-nous en effet vers une sorte d'indifférente somnolence.

Nous étions donc dans les premiers jours de janvier; la morsure du froid se faisait sentir d'autant plus âprement que l'automne avait été remarquablement ensoleillé. J'étais de service nocturne. Minuit approchait. Je me dirigeai vers l'observatoire. Les arbres de l'allée, maintenant décharnés comme des spectres brandissaient, menaçants, leurs moignons vers les nues. D'ordinaire, je ne me pressais jamais, promenant toujours un regard sur la masse sombre de la mer, miroitante comme le dos ruisselant d'une bête dans la nuit, dont le grondement montait, puissant et régulier. Vanessa marchait devant moi d'un pas rapide. Je n'avais guère envie de m'attarder davantage ce soir-là, l'air était vif et sec, presque tranchant. Je sentais l'allée de gravier, si mouvante d'ordinaire, figée sous mes pas par le gel. La végétation était pétrifiée elle aussi, tordue, comme saisie dans une dernière torsade du vent évanoui. Sortilège d'un invisible magicien! Et au-dessus de ce monde soudain cristallisé, un de ces ciels comme on n'en voit que l'hiver, déroulant, sans un nuage, sur son tapis d'ébène, des myriades d'étoiles comme une semence d'or. Je refermai la porte de l'observatoire sur cet univers enchanté. Une bonne chaleur douce me sauta au visage traversant ma barbe givrée comme les buissons des collines. Qu'il ferait bon passer la nuit ici, assaillis par le gel, assiégés par la froidure qui semblait devoir gagner toutes choses, confortablement installés dans la certitude d'un monde tempéré, comme un îlot de Gaugain qui, dérivant dans les mers du nord, emporterait avec lui dans la bénédiction d'un micro-climat, l'offrande généreuse des fruits mûrs et des femmes gorgées de soleil!

Je rejoignis Vanessa qui contrôlait un à un ce que nous avions coutume d'appeler, isolés dans cette tour comme sur un navire en pleine mer, nos instruments de bord. Depuis deux jours déjà, cette tâche accomplie, elle s'absorbait ensuite longuement dans l'observation des astres, le télescope braqué sur des lointains inaccessibles, tandis que, plus prosaïque, j'examinais les clichés. Son oeil sortait plus rêveur, plus méditatif encore de ces excursions qui mettaient entre elle et l'observatoire l'insondable oubli des années-lumière. Elle eût sans doute voulu voir, au-delà de la frange de lumière visible où l'oeil n'atteint plus, le cimetière où se retirent les étoiles quand la mort est venue. Elle eût voulu assister, de si loin, comme pour leur rendre un dernier hommage à l'agonie grandiose de ces univers géants qui emportent avec eux le secret de leur propre déclin. Il pouvait être environ deux heures du matin, j'étais absorbé dans l'étude des cartes stellaires, lorsque Vanessa, intriguée par ce qu'elle avait d'abord pris pour l'aberration d'une étoile, m'appela:

- "Yohan, venez voir çà, vite!"

Je regardai à mon tour: un astre nouveau brillait à hauteur de la Grande Ourse, mais d'un éclat étrange et trop intense pour être celui d'une simple étoile.

- "N'est-ce pas une super nova?" proposai-je dubitatif.

- "Peut-être, elle est apparue d'un seul coup, comme projetée par une explosion. Laissez-moi regarder encore."

- "Son éclat est vraiment bizarre! Il ne ressemble en rien à celui des autres astres. Oh! regardez!... ne dirait-on pas qu'elle fonce droit sur la terre, droit sur l'observatoire?"

Tandis que Vanessa continuait de regarder le ciel, je voyais l'étoile qui continuait à grossir sur les écrans de télévision. Je me penchai sur les radars. Un point lumineux apparaissait maintenant au milieu du balayage incessant des cadrans. Mon sang n'avait fait qu'un tour. Ce que nous venions de voir n'était pas une étoile. Je regardai de nouveau le ciel; le nouvel astre approchait, prenait un autre contour, c'était à présent un disque lumineux qui grossissait de seconde en seconde. Vanessa me regardait plus pâle. Nous n'eûmes bientôt plus besoin du télescope. Il suffisait de lever les yeux pour apercevoir, baignant dans un rayon orangé, cette étrange chose qui se déplaçait rapidement dans le ciel à portée d'avion. Tout à coup, une chose terrifiante se produisit: l'engin qui jusqu'à présent s'était contenté de naviguer dans l'espace sans but apparent, se stabilisa tout net, hésita quelques secondes, comme cherchant sa position par rapport à un objectif inconnu, puis repartit à une vitesse inimaginable. L'engin avait une âme qui savait et qui pesait, une intelligence qui venait de calculer la trajectoire et de fixer la cible: l'observatoire! En l'espace d'une seconde à peine, le disque lumineux, brisant l'élan de sa course se tint immobile à quelques centaines de mètres au-dessus de nos têtes, à l'exacte verticale. La lumière était devenue intense et enveloppait maintenant l'observatoire d'un rayonnement cru qui coulait sur nos membres comme une eau glacée. Je me sentis soudain comme scruté et fouillé jusqu'en mes profondeurs les plus secrètes; nous étions l'objet d'une curiosité que je devinais inquiète de nos moindres mouvements. J'avais conscience que rien n'échappait à cet oeil que je sentais fixé au-dessus de moi, pas même le va et vient de nos gorges sèches. Les secondes paraissaient mortellement longues comme des siècles. Nous n'osions pas broncher, pétrifiés dans l'attente de quelque chose qui n'en finissait pas d'arriver. Puis tout à coup - au bout de combien de temps? je ne saurais le dire - un déclic se fit dans mon cerveau. Je devais m'arracher, à tout prix, à cette torpeur léthargique qui m'avait saisi à la vue de l'engin. J'obéis, mécanique, à l'impulsion qui me disait d'aller décrocher le téléphone. J'empoignai le combiné, appuyai sur la touche qui reliait Minerve à Atlantis, signalai lentement, posément, la présence d'un appareil non identifié au-dessus de nous. La lumière crue incendiait toujours la coupole. Je raccrochai. Les chasseurs arriveraient bientôt. Cependant, le disque s'était remis en mouvement avec une lenteur mesurée, réveillant les uns après les autres les carrés de campagne endormis sur lesquels glissait le rayonnement orangé. L'appareil s'immobilisa de nouveau durant quelques secondes à une distance que j'évaluais mal, puis se remit à descendre à la verticale pour disparaître derrière le moutonnement de la végétation lointaine. Les lumières s'éteignirent. Plus rien que la nuit. A cet instant, le tonnerre d'une escadrille passa en sifflant dans le ciel désert. De longues minutes s'écoulèrent encore. Le grondement des chasseurs mourait au-dessus des campagnes pour renaître au-dessus de la mer. Notre attention, haletante, restait tout entière tendue vers l'endroit qui avait englouti l'étrange visiteur. Un quart d'heure peut-être s'écoula encore, puis nous vîmes à nouveau l'engin s'élever au loin et prendre de l'altitude aussi lentement qu'il s'était posé. Il paraissait narguer du flamboiement de tous ses feux, les chasseurs qui déjà accouraient du fond de la nuit. En un instant ils étaient sur lui mais l'éclat orangé impressionnait encore la rétine des pilotes que l'engin avait disparu, confondu parmi les étoiles, abandonnant derrière lui l'image évanescente de son sillage lumineux.

 

Chapitre 5