Joël EUDES
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LES MOISSONS DU CIEL
D'ordinaire, nous ne prenions pas le petit déjeuner dans la grande salle à manger du manoir, mais chacun dans ses appartements respectifs. Il fallait, comme aujourd'hui, une circonstance vraiment extraordinaire pour réunir tous les astronomes autour de la table, surtout à une heure aussi matinale. Les événements de la nuit suscitaient bien des remous, c'était en effet le premier incident sérieux depuis notre arrivée à Minerve. Venceslas, qui avait acquis dans notre petit groupe une certaine considération pour la fertilité toute particulière de son imagination, entrevoyait bien deux ou trois fois par semaine des signaux et des formes bizarres dans le ciel, mais comme Frantz, son coéquipier, s'obstinait dans le même temps à ne rien apercevoir que de très prosaïque et de très grotesque, il n'en résultait guère entre les deux acolytes qu'un fond de querelle permanent que, décidément, nous ne pouvions plus prendre au sérieux. Mais cette fois-ci, nous avions tous vu. Chacun paraissait à la fois soulagé et inquiet. Quelque chose s'était produit, de quoi alimenter et renouveler nos conversations pendant au moins un mois, jusqu'à saturation. Venceslas ne tarissait plus:
- "Je me suis réveillé en sursaut", disait-il, "ma chambre baignait dans une lumière verte, glauque, irréelle, qui filtrait au travers des rideaux. Alors je me suis levé d'un bond pour jeter un coup d'oeil par la fenêtre et j'ai vu au-dessus de l'observatoire cette chose effroyable: un objet immobile, suspendu dans les airs et qui semblait reposer sur une énorme colonne de lumière. J'ai assisté à toute la scène... J'ai vu le disque s'éloigner lentement puis se poser dans la campagne, les chasseurs arriver... et..."
- "Oui", interrompit Guillaume, craignant de ne plus pouvoir l'arrêter, "c'est précisément ce qui nous à tous réveillés. Dans mon sommeil j'ai commencé par entendre le grondement des avions qui survolaient le secteur. Je me suis levé juste à temps pour apercevoir, moi aussi, cet appareil étrange s'élever au loin et disparaître dans la nuit laissant les chasseurs littéralement sur place."
- "J'ai été réveillé au même moment", affirma Tristan qui s'en serait voulu d'être de reste en pareille circonstance, "mais je demeure incapable de situer avec précision l'endroit d'où a bien pu décoller ce machin là!"
- "Je ne suis pas sûre, à cause de la nuit", reprit Isabelle, "cependant, il me semble bien que ça devait être quelque part du côté de Logres, vous savez, ce site où il y a un château médiéval qui passe pour étrange et même hanté selon les croyances populaires."
- "On peut toujours aller y jeter un coup d'oeil", proposai-je, "on verra bien s'il reste quelque trace de l'engin."
Guillaume restait perplexe:
- "Nous n'obtiendrons sans doute de ce côté là que des renseignements élémentaires, si tant est que nous parvenions à situer l'endroit exact... Le mode d'énergie utilisé, peut-être, et encore ce serait bien étonnant! Quant à savoir si ces fantômes étranges représentent réellement un danger pour l'humanité, c'est là une question qu'il nous sera difficile d'élucider avec les éléments dont nous disposons pour le moment."
- "C'est vraiment là en effet une autre question", répéta Tristan sur le ton de quelqu'un qui émerge d'une profonde méditation. "Nous ne voyons jamais les choses qu'au travers d'une lentille qui nous restitue un monde à notre image..."
Puis il a jeté sur notre groupe un regard circulaire, et comme nous n'avions pas l'air de comprendre, il ajouta:
- "Le regard des hommes est déformé par la méfiance et par la haine, aussi appréhendons-nous fatalement l'univers comme au travers d'un filtre où se mêlent toutes nos bassesses et toutes nos mesquineries..."
- "Comment ne serions-nous pas méfiants", rétorqua Vanessa, "dans un monde où une femme seule dans la rue ne peut prétendre profiter de la douceur de la nuit? Comment n'être pas méfiant, comment ne pas avoir peur? Quand j'étais à l'université, il m'arrivait parfois d'aller au théâtre le soir. Lorsque je rentrais par les petites rues de l'ancienne cité, je dois dire que j'avais peur d'entendre des pas résonner derrière moi sur le trottoir, peur de découvrir tout à coup derrière cette silhouette dont l'ombre se profilait à mes côtés, un être de fange et de boue..." - "Je sais bien", s'empressa d'ajouter Tristan, "je sais bien, ce n'est pas un reproche, mais une simple constatation: notre monde est par la force des choses celui de la défiance et du soupçon. Je me garde bien de condamner une attitude qui, somme toute n'est que la conséquence de tant de ténèbres accumulées dans les actions des hommes, j'essaie simplement d'expliquer notre présence ici et l'accueil que nous avons été contraints de réserver à notre visiteur nocturne."
Alexandre, qui s'était retranché dès le début derrière l'épais rempart de sa barbe noire, sortit soudain de sa prudente réserve:
- "Tu as raison, c'est cela qui empoisonne chacun de nos gestes; il suffit d'une ou deux brebis galeuses pour obliger les nations à entretenir entre elles des rapports d'hostilité ou tout du moins de suspicion. Dans cette perspective, l'étranger, même animé des intentions les plus louables, présentera toujours l'irréductible défaut d'être un inconnu, c'est-à-dire un objet de méfiance et de crainte."
- "C'est justement là que le bât blesse", reprit Tristan; "si nous ne prenons jamais le risque d'ouvrir tant soit peu notre porte à l'inconnu, nous nous condamnons à demeurer face à face en chiens de faïence.."
Guillaume paraissait de plus en plus perplexe:
- "Qu'importe! peut-être qu'après tout l'équilibre de la terreur est la seule raison que puissent comprendre les hommes, une paix conquise par la puissance et la peur!"
- "C'est un équilibre trop dangereux! Cet état de tension dans lequel nous vivons finira par engendrer une rupture peut-être plus brutale encore: la paix et la justice ne seront jamais les enfants de la guerre. Si chacun ne fait l'effort d'extirper en soi-même les racines du mal qui le tenaille, la tumeur s'étendra irrémédiablement à l'immense corps des nations et détruira tout."
- "Que tu es pessimiste ce matin, Yohan!" ajouta Guillaume en me saisissant amicalement les épaules, "je crois que nous sommes tous sous le choc des événements, surtout Vanessa et toi Yohan, vous feriez bien de prendre un peu de repos maintenant. Quant à moi, je vais tâcher de retrouver trace de cet engin du diable!"
- "C'est ça, allez au diable cher ami, mais pas sans nous, une bonne petite promenade en campagne nous ferait le plus grand bien à nous aussi, n'est-ce pas Yohan?" rétorqua Vanessa dans un élan de gaieté communicative qui agit comme un lénitif sur nos nerfs éprouvés.
- "Bien sûr que je suis de la partie, vous venez Isabelle, on ne va tout de même pas le laisser faire du tourisme tout seul!"
- "Je ne suis pas soeur Anne, moi, je ne vais sûrement pas rester à regarder le chemin qui poudroie; Alexandre et Tristan sont assez grands garçons pour garder le château en notre absence."
- "C'est ça, moquez-vous des gens qui travaillent!" répondit Alexandre, à moitié fâché de devoir rester. "Croyez bien que nous ne vous aurions pas lâchés d'une semelle si nous n'étions cloués à l'observatoire par l'heure de la relève. Enfin, vous nous raconterez. Allez, bon vent!"
L'endroit de l'atterrissage présumé se situait à une bonne vingtaine de kilomètres de l'observatoire, non loin de Logres. La route sinueuse déroulait le miroitement des plaques verglacées que les phares de la voiture éveillaient une à une. Guillaume conduisait prudemment, à vitesse constante, sans accélérer ni freiner. Sa conduite était souple et sûre. L'arrière de la voiture chassait parfois un peu dans les virages, alors d'un geste net et précis, Guillaume rétablissait l'équilibre un instant compromis. Virtuosité de montagnard habitué à rouler sur les neiges! L'atmosphère était tiède et confortable, je commençais à me détendre et à me remettre de mes émotions nocturnes. Vanessa s'était assoupie, épuisée; la paille de ses longs cheveux dénoués faisait comme un nid douillet où reposait sa tête. Ce visage endormi avait quelque chose d'enfantin que je n'avais encore jamais remarqué durant les longues heures passées ensemble à l'observatoire. Elle paraissait sourire en un rêve qu'il me parut soudain amer de ne pas partager. Quelque chose d'elle m'échappait que je ne pouvais retenir, comme la fuite des campagnes que nous traversions.
La nuit avait enroulé autour des branches décharnées les mille et une guirlandes poudreuses du givre et emprisonné au sommet des collines, où le froid avait été plus vif encore, le peuple frileux des arbres, dans une transparente armure de glace, frêle et cassante comme du verre. Décor féerique! Je me tournai vers Vanessa toujours endormie. Je reconnus en elle l'éternelle princesse des contes d'Andersen. Le carrosse d'argent avait succédé à la voiture clinquante. A ses côtés, moi, l'enfant du peuple, le tailleur besogneux, j'avais revêtu le costume de gloire du général et, espérant et craignant tout à la fois l'instant de son réveil, je me voyais partir vers des destinées illustres qui m'ouvriraient à jamais les portes des châteaux où vivait la Belle. Un virage plus brutal me tirait parfois de ce rêve puéril que je recommençais à volonté comme on s'attarde sur une image trop belle...
Tout à coup, l'orient mordit l'acier du ciel coupant et bleu. Ce fut tout d'abord comme une première gerbe de flamme capricieuse, surgie et ravalée presqu'aussitôt. Puis le méplat de l'horizon se colora graduellement tel un fond de toile où, jour après jour, la nature s'essaie à refaire l'aurore. Alors, le soleil est apparu, royal parmi les arbres, comme l'éclosion majestueuse d'une rose gigantesque, propageant des reflets d'incendie sur le cristal des forêts. Je me suis senti tout à coup inexprimablement heureux. C'était un de ces instants où l'âme agenouillée reconnaît soudain la soif d'éternel qui la hante, un de ces instants que peut-être, après la mort, on emporte avec soi dans d'autres solitudes, comme un joyau, à l'abri du temps qui court et des hommes qui s'agitent. Mais, elle s'est enfuie, l'aurore, comme les autres, avec la route. Alors, au sortir d'un dernier tournant, j'ai aperçu, émergeant de la surface terne des toits d'ardoises grises, l'église de Valdieu. Nous arrivions par l'arrière de la ville, si bien qu'elle nous tournait le dos, l'église, massivement allongée entre ses deux clochers trapus. La route serpenta quelque temps encore, parut contourner le village, puis, tout à coup, comme par enchantement, nous nous retrouvâmes sur la place centrale, face au tympan ou trônent les pontifes de pierre. La voiture s'est arrêtée mollement le long du trottoir et mon rêve s'est évanoui dans le claquement des quatre portières.
J'étais venu en visite à Valdieu quelques mois plus tôt, pourtant, je ne reconnaissais plus la ville. L'atmosphère était différente. Le froid semblait engourdir toutes choses; les passants ne s'attardaient guère dans les rues et les quelques mots de civilité rituelle qu'ils échangeaient d'ordinaire avec leurs connaissances se trouvaient aujourd'hui contractés en des formules plus laconiques encore. Nous entrâmes dans une petite auberge tiède comme un nid recroquevillé dans le petit matin. Il nous fallait quatre cafés pour avoir chaud et quelques renseignements pour commencer nos recherches. Nous fûmes servis assez rapidement sous l'un et l'autre rapport. En effet, l'étrange apparition de la nuit dernière occupait précisément, on s'en doute, les propos de tous les clients réunis dans la salle. Nous ne tardâmes guère à nous mêler aux conversations et apprîmes ainsi que l'engin s'était posé non loin de Valdieu dans le champ d'un certain Noé.
- "Gaëtan Noë, vous pouvez pas vous tromper", qu'ils avaient ajouté les paysans du coin, "elle s'appelle l'Arche sa ferme, y en a pas deux comme ça dans la région. L'est original le père Noë... court pas après l'argent, l'écrit même des bouquins écologiques."
- " Y va pouvoir en écrire un autre sur les soucoupes volantes!" avait ajouté le patron de l'auberge, comme ça, pour rire. On avait ri aussi, mais on n'avait pas trouvé ça drôle, nous, parce qu'on commençait à comprendre que bientôt il faudrait avoir le sens de l'humour bien noir pour continuer à rire. Pour le moment, l'affaire faisait grand bruit dans l'auberge. Ceux qui avaient vu ou cru voir parlaient beaucoup, ceux qui n'avaient rien vu du tout parlaient davantage encore. L'aubergiste nous accompagna dans la rue afin de nous indiquer la direction à suivre; il pointait du doigt un carré de campagne givré qu'il était difficile de cerner avec précision. Il fallait laisser le site de Logres sur la droite, tourner à gauche et poursuivre jusqu'à un embranchement en forme de fourche, là, nous devions prendre encore à droite et "nous étions assurés de tomber en plein sur la ferme du père Noë". Nous reprîmes donc la route et nous nous engageâmes dans le dédale des petits chemins blancs. Nous ne tardâmes guère à arriver sur le sommet d'une colline qui n'était nullement l'objectif visé. Nous redescendîmes aussitôt. J'interrogeai une indigène fripée comme une vieille pomme qui me répondit, dans un jargon à désarmer une légion d'académiciens, quelque chose que je ne compris pas. Heureusement, Isabelle avait le don des langues et traduisit immédiatement: Il n'y avait qu'à descendre jusqu'à la petite gare qui se trouvait un peu en contrebas et là demander de nouveau la route à suivre. Mais la bicoque qui avait été élevée jadis à la dignité de gare était abandonnée à présent, et même depuis des décennies, à en juger par le délabrement des murs et la rouille des rails! La vieille avait le goût simple des plaisanteries épaisses, ou bien, c'est plus probable, son horloge intérieure s'était arrêtée trente ans plus tôt avec le grondement du dernier train. Un paysan nous remit enfin sur la bonne voie et, un quart d'heure plus tard, nous entrions dans la cour d'une ferme gigantesque. Des chiens aboyèrent; inquisiteurs, un coq chantait dans les cours. Le maître des lieux parut, apaisa d'un geste la meute qui affecta un instant l'indifférence pour revenir, aussitôt, flairer insidieusement les nouveaux arrivants. Guillaume salua, déclina son identité et la nôtre par la même occasion et, après s'être préalablement assuré de celle de notre interlocuteur, vint enfin au fait:
- "Il paraît Monsieur Noë qu'un engin bizarre s'est posé cette nuit dans un de vos champs?"
- "C'est exact, d'ailleurs les gendarmes sont déjà passés ici de bon matin pour s'enquérir de l'affaire, un rapport a été établi."
- "Que s'est-il passé au juste?"
- "Pas grand chose à vrai dire. Nous avons été réveillés au milieu de la nuit par les aboiements des chiens. J'ai aussitôt pensé à un rôdeur. J'ai ouvert la fenêtre, celle de l'étage, là-haut à gauche, c'est alors que j'ai aperçu là-bas, en face de vous, à l'autre bout du pré une espèce d'engin lumineux qui achevait tout juste de se poser. J'ai d'abord pensé à un hélicoptère en difficulté ou quelque chose comme ça mais je me suis aussitôt rendu compte que l'appareil ne produisait aucun bruit susceptible de confirmer cette hypothèse. J'ai tout de suite compris de quoi il s'agissait. Je dois dire que je n'en menais pas large..."
- "Et qu'avez-vous fait à ce moment là?" interrogea Guillaume.
- "Et bien, j'ai attendu calmement la suite des événements, je ne suis pas sorti, il me semblait inutile de courir au devant du danger. Puis ils sont repartis exactement comme ils étaient venus, avec en plus les chasseurs aux trousses qui ont dû leur faire à peu près autant d'effet qu'une poignée de moustiques..."
- "Pouvons-nous voir l'endroit où ils ont atterri?"
- "Bien sûr, mais je vous avertis tout de suite que vous allez être déçus: il n'y a pas une trace, rien, et si j'étais le seul à avoir vu, je pourrais croire à une hallucination ou à un rêve."
Au moment où nous allions nous diriger vers la ligne d'arbres qui marquait les limites du pré, une voiture entra dans la cour et s'arrêta à côté de la nôtre. Deux reporters en sortirent et Monsieur Noë, imperturbable, dut recommencer son récit, assailli d'une multitude de questions. On le fit même remonter jusqu'à la fenêtre de sa chambre d'où il avait été témoin de l'étrange atterrissage afin de prendre une photo. Il se plia de bonne grâce aux caprices des journalistes: c'était la rançon de la gloire naissante providentiellement tombée du ciel! Après quelques menus détails biographiques qui l'excluaient définitivement du cercle omniprésent des fabulateurs en tous genres, Monsieur Noë nous conduisit au fond du champ. L'herbe rasé était toute givrée; il gelait encore. Le rayon du soleil blanc, impuissant et figé, comme pétrifié par le froid glacial des espaces sidéraux, ne communiquait plus à la terre qu'un frisson vague, monde plutonien où ne parvient plus la caresse qui fait naître le blé. Monsieur Noë nous désigna d'un air ironique un petit carré d'herbe blanche, semblable en tout point à celle que nous venions de fouler pour traverser le champ:
- "Voilà, c'est ici! Vous voyez, rien, aucune trace, de quoi rendre Saint Thomas plus dubitatif encore et même pas de quoi fonder un pèlerinage!"
Nous examinâmes les lieux en détail, mais en effet, il ne subsistait aucun indice qui attestât le passage de l'engin. L'herbe n'était pas brûlée et elle était trop rase pour être aplatie. Je me sentis soudain un peu incrédule comme on l'est, irrésistiblement, devant les reliquaires de certaines églises, dont on ne parvient pas à croire que les ossements ou les cendres puissent être, ici plus qu'ailleurs, miraculeux. J'avais beau avoir cette variété particulière de foi que procure la certitude d'avoir vu, il n'en demeurait pas moins évident que nous n'apprendrions rien de plus ici. Isabelle jeta un coup d'oeil rapide à sa montre, l'heure avait tourné pendant que nous songions à autre chose qu'à elle; le temps profite toujours qu'on est occupé pour filer à l'anglaise et placer à leur insu sur le visage des hommes le sceau de sa puissance! Retourner à Valdieu et nous arriverions à l'auberge juste pour déjeuner. Nous allions donc saisir cette opportunité pour prendre congé mais Monsieur Noë, soit par pure aménité, soit qu'il désirât s'entretenir encore avec nous, nous retint, manifestant un tel empressement à nous accueillir autour de sa table qu'il eût été discourtois de décliner son invitation. La demeure était chaude et avenante. La maîtresse de maison n'avait rien dans sa mise d'une paysanne; un sourire illuminait le visage de cette femme, belle encore; on la sentait tout de suite gracieuse, affable, douce et simple. Les Noë étaient des gens aisés qui avaient reçu une bonne éducation et une solide culture. Une étrange irradiation émanait de ce couple serein, apaisante et vivifiante comme un baume. Lorsque je les considérais tous les deux à la fois, il me semblait les voir en mauve, comme deux glaïeuls. J'eus le sentiment indéfinissable d'être comme protégé, invincible, invulnérable sous le toit de cette demeure rustique. La bénédiction divine devait planer sur elle comme la colombe de la Sainte Alliance. Sentiment antique de l'hospitalité sacrée! Elle portait bien son nom, la ferme: à la veille du déluge, j'y serais entré, ouvert et confiant comme les animaux dans l'Arche de Noë, sans jeux de mots.
Monsieur Noë était un homme extrêmement lucide, cohérent, profondément logique; aucun principe qu'il ne défendît sans l'appliquer! Comme nous évoquions la Prophétie qui motivait indirectement notre présence à l'observatoire, notre hôte saisit l'occasion pour préciser son point de vue dont il n'avait jusqu'à présent livré que des bribes au cours de la conversation, sentant que sa discrète réserve ne manquerait pas de susciter des questions:
- "Voyez-vous, moi je pense que cette Prophétie n'est pas seulement un tissu de légendes comme on l'affirme si souvent pour tenter de se rassurer tant bien que mal. Il y a là dedans un fond de vérité auquel se mêle aussi, très certainement, une part de fantaisie. Trop d'événements coïncident en fait avec ce qui avait été annoncé par le prophète, trop de signes se manifestent de jour en jour, auxquels il est aujourd'hui impératif de prêter attention. Ne sentez-vous pas que les choses sont en train de changer?"
- "Vous pensez donc vous aussi qu'une sorte de tournant cosmique se prépare, qui décidera bientôt de l'avenir de l'homme?" interrogea Isabelle.
- "Oui c'est exactement ce que je pense. De gré ou de force, l'humanité va être conduite vers de profondes mutations, contrainte de respecter les lois naturelles qui régissent l'univers."
- "Et si elle s'obstine à ne pas les respecter?" reprit Isabelle.
- "Eh bien, je me demande si nous ne devrons pas tout bonnement disparaître, balayés par les conséquences désastreuses d'erreurs millénaires. C'est qu'elles prennent aujourd'hui des proportions toutes nouvelles, nos erreurs: dans l'histoire de notre globe, c'est la première fois que nous sommes investis d'un tel pouvoir. Nous tenons entre nos mains le destin de la planète tout entière!"
- "Et vous avez une idée, vous, pour éviter la catastrophe?" interrogea Isabelle, dubitative.
- "Oh! les idées, les idées... c'est joli mais ça ne sert à rien, ce qu'il faut c'est agir et au plus vite, changer, devenir enfin des êtres responsables et conscients qui luttent entre eux-mêmes pour que naisse un esprit nouveau. Qu'est-ce que c'est l'esprit nouveau, allez-vous me dire? C'est cette beauté morale que les peuples ont oubliée depuis trop longtemps, c'est cet élan d'amour qui s'élève du coeur même de l'individu, cette petite voix qui nous dit de renoncer à l'égoïsme, à l'action vile. Il y en a des tas de petites actions méprisables que nous pourrions accomplir ignorées de tous, avec notre seule conscience pour témoin! Qu'est-ce qui fait que le plus souvent nous nous en détournons comme d'une chose trop abjecte? Qu'est-ce qui fait que quelque chose pleure en nous lorsque par malheur nous nous laissons aller à le commettre cet acte méprisable? C'est que certains hommes savent l'écouter cette petite voix qui parle en eux, ils la cultivent comme une plante qu'on soigne et qu'on regarde croître. Elle est timide, elle est frêle au début, la petite voix, mais peu à peu, elle prend de l'assurance, elle s'installe profondément en vous, plonge ses racines et pèse chacun de vos actes."
- "Certes Monsieur Noë, c'est vrai, mais tout le monde n'est pas juste et honnête comme vous, il y a des tas de gens que ça n'empêche pas de dormir de savoir que leur génération laissera derrière elle un monde semblable à une poubelle dégoulinante d'ordures. Alors, ajoutai-je encore, que peuvent contre ceux-là les quelques hommes qui entendent cette voix qui leur parle et les exhorte à l'équité? Ils ne réussiront jamais, je le crains, à déplacer les montagnes de l'incrédulité et de l'indifférence. Ne devront-ils pas sombrer, emportés dans les flots des peuples indolents? Tellement les choses s'enchaînent! Tellement notre civilisation rend les hommes dépendants les uns des autres!"
- "Alors tant pis! Nous du moins, nous aurons fait l'effort, nous aurons tenté quelque chose. Nous laisserons les morts enterrer leurs morts! Ici, nous pouvons fort bien vivre du jour au lendemain en circuit fermé. J'ai de quoi vivre et faire vivre les hommes qui travaillent avec moi. Un petit cours d'eau traverse ma propriété: je peux produire du jour au lendemain ma propre électricité, toutes les installations sont en place. Nous ne serons pas les plus gênés. J'ai toujours respecté la terre sur laquelle je vis et je sais qu'elle me le rendra."
Moi je l'admirais Monsieur Noë, sans réserve, mes compagnons aussi sans doute; nous avions été touchés par ses arguments simples, et pour la première fois peut-être, nous avions réalisé ce qu'il y a de merveilleux à vivre ainsi, en paix avec soi-même, ouvert au monde, mais tout prêt à couper des ponts devenus trop dangereux, pour se replier dans une indépendance soigneusement étudiée. Nous ne pouvions qu'approuver la position de notre hôte. Il m'apparaissait clairement qu'il n'obéissait pas à un froid calcul de l'intelligence, mais bien plutôt à une intuition claire et lucide, prescience des événements à venir qui lui dictait la conduite à suivre pour survivre dans un monde qui, du jour au lendemain, pouvait retomber dans l'extrême barbarie et le dénuement le plus total. Son point de vue éveillait en moi je ne sais quoi qui emportait immédiatement l'adhésion, en dehors de toute autre réflexion d'ordre plus particulier.
Nous fîmes encore le tour de la propriété après le déjeuner et, bien loin des préoccupations qui nous avaient amenés le matin, nous remerciâmes nos hôtes d'un aussi chaleureux accueil. Nous ne les connaissions que depuis quelques heures et pourtant, j'eus le sentiment en montant dans la voiture de serrer la main de vieux amis. Sentiment étrange préfigurant peut-être la suite de nos relations?
- "Ne manquez pas de venir nous voir lorsque vous passerez dans la région. Notre porte est grande ouverte. Je suis sûr que vous n'avez pas encore eu l'occasion de visiter le château de Logres qui ne se trouve pas bien loin d'ici? Non! c'est un tort! C'est une magnifique promenade, une sorte de pèlerinage que tout nouvel arrivant a le devoir de faire."
- "Ce château passe en effet pour extraordinaire d'après ce qu'en disait mon épouse ce matin même encore, serait-il donc hanté comme un bon vieux manoir écossais?"
- "Oh! je n'y ai jamais, quant à moi, rencontré de revenants! Mais y pénétrer, c'est comme ouvrir une porte sur le passé, sur un autre monde, un univers de légende. On s'attend à y rencontrer Merlin, Viviane, Morgane, Mélusine et toute la suite du roi Arthur."
- "Tiens! ce château ne doit pas manquer de charmes!"
- "Oui et dans tous les sens du terme, vous verrez! Faites donc escale ici si la fantaisie vous vient de faire cette petite excursion en plein Moyen-Age. Au revoir et bonne route" ajouta-t'il encore en claquant la portière.