Joël EUDES
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LES MOISSONS DU CIEL


VI

LES RUINES DE LOGRES

 

Le soir venu, je ne m'attardai guère autour de la table où circulaient les nouvelles décevantes de notre investigation matinale. D'ailleurs j'étais de congé pour deux jours, et j'étais bien décidé à tourner franchement le dos à la vie professionnelle. Je montai rapidement, brassai mes papiers pendant quelques minutes, écrivis une vingtaine de lignes assez péniblement puis vingt autres encore d'une plume mieux échauffée; les mots commençaient à affluer plus facilement; je venais de pénétrer à nouveau dans mon roman, aux côtés de mon héros ainsi que dans une autre dimension, celle où la vie rêvée semble parfois plus vraie que l'existence banale qui sert à acheter le pain quotidien. Les objets, les livres qui peuplaient mon bureau avaient disparu progressivement tandis que, par degrés naissait de la page blanche un monde nouveau où j'avais l'impression de m'égarer et de me retrouver tout à la fois. Il me semblait entendre, lointain et étouffé, l'égrènement de notes musicales qui ondulaient et se distendaient à l'infini pour prendre les formes les plus étrangement belles, mourir dans une sorte de brume pour renaître aussitôt sur le papier, chargées d'un sens différent comme un cri que l'écho répète et déforme de montagne en montagne. Jaillie comme une source, cette musique à laquelle je n'eusse à aucun prix prêté l'étiquette d'un auteur, par crainte de rompre et de figer dans le carcan d'une classification intellectuelle la magie momentanée dont je me sentais saisi, cette musique, m'ouvrait tout à coup les portes d'un univers insoupçonné qui distillait comme un parfum parmi les méandres de la phrase le charme envoûtant d'une atmosphère surnaturelle. J'écrivis encore pendant un long moment, puis, tout à coup, déchargé pour une part de la fièvre étrange que je venais de déverser dans mes dernières phrases, j'éprouvai le besoin de me lever et de marcher à grands pas au travers de la pièce. En m'approchant de la porte, j'entendis alors à nouveau cette musique qui venait d'ailleurs. Vanessa était au piano et répétait cet air qu'elle jouait parfois le soir et que je n'écoutais pour ainsi dire plus, tant j'étais habitué à l'entendre. Comme guidé par les notes, j'ouvris la porte. J'hésitai un moment encore. Je n'avais pas de prétexte particulier pour entrer dans la chambre de Vanessa. Je ne venais jamais chez elle à une heure aussi tardive. Qu'allais-je lui dire? Que j'étais attiré par la musique et que je voulais simplement l'écouter jouer? Je frappai, le piano se tut. Quelques secondes s'écoulèrent avant que Vanessa paraisse dans l'encadrement de la porte. Elle semblait surprise.

- "C'est vous, Yohan!"

- "Oui, c'est moi. Peut-être allez-vous me trouver bizarre, mais cet air que vous jouiez m'attire irrésistiblement comme un papillon par la lumière d'une lampe."

- "Mais non, je ne vous trouve pas bizarre! Entrez Yohan."

- "Vous voulez bien continuer à jouer pour moi, n'est-ce pas?"

- "C'est que je ne suis pas habituée à jouer en public, moi."

- "Qui parle de public? Faites comme si je n'étais pas là. Je disparais là-bas dans le fond de la pièce, aussi discret qu'une ombre..."

Vanessa fit retentir sous ses doigts quelques accords décousus et hésitants: il fallait renouer le fil de la mélodie brisée par mon entrée inattendue. Les notes se succédèrent pendant quelques instants, hachées, exilées comme un chapelet de nuages parmi des flots d'azur bleu, puis reprirent peu à peu comme par enchantement la belle régularité de leur enchaînement féerique. Les doigts musiciens couraient sur le clavier comme pour attraper au vol la phrase musicale qui, aussitôt saisie, emplissait la pièce tout entière, tel le génie des Mille et Une Nuits au sortir de la lampe magique. Une bougie posée sur l'instrument merveilleux versait un cercle restreint de lumière tamisée et douce comme une caresse, rejetant le reste de la chambre parmi les ombres. La fatigue de la journée aidant, je me laissai bientôt envahir par une sorte de lassitude mêlée d'extase où mélodie et lumière semblaient maintenant se confondre comme deux entités désormais indissociables en mon esprit. Le piano inlassable égrenait un filet de notes lumineuses, dansantes comme un peuple d'atomes dans un rayon de soleil. Vanessa, la belle Vanessa dont les doigts lutins couraient toujours sur les touches d'ivoire, diaphane et frêle, devenait à mes yeux l'enfant évanescente née des amours célestes de ces deux divinités bienfaitrices.

N'allait-elle pas, d'un instant à l'autre, s'évanouir avec les dernières notes comme une apparition trop irréelle, comme au réveil un rêve qui fuit entre les doigts qui croyaient étreindre? Je la sentais devenir aérienne, immatérielle et transparente comme l'air qu'elle jouait. Sa robe d'hôtesse légère comme un voile laissait deviner, pures et graciles, les lignes fuyantes de son corps. Mes yeux se fermèrent malgré moi. Mon coeur s'était mis à battre plus fort. Je m'étais aperçu soudain que le piano répétait les trois syllabes de son nom. Puis le rythme s'accéléra, la source vive devint soudain cascade, animant, en un tourbillon de notes imagées, un ballet de folles ondines qui ressemblaient à Vanessa. Puis, tout à coup, la danse se figea comme pour reprendre haleine avant de se dissiper dans le déferlement grandiose d'un dernier souffle. L'ultime note retentit quelque temps encore dans mon oreille comme, dans les montagnes, l'écho qui prolonge le cri d'un homme qui tombe. Je rouvris les yeux. Vanessa était toujours là. Elle se tourna vers moi, silencieuse, ébaucha un sourire ému. Je répondis à son sourire. Au moment où j'allais ouvrir la bouche, nos regards se croisèrent chargés d'un même message muet. Il n'y avait rien à dire: nous nous étions compris. La musique avait installé le recueillement et la communion dans nos âmes qui, l'espace d'un instant, s'était reconnues et confondues en elle, comme deux soeurs dans un miroir.



Il était tard déjà, la fatigue de la journée à laquelle venaient s'ajouter les émotions de la nuit précédente, affluait en moi comme une sorte d'ivresse teintée de béatitude. Vanessa fermait les yeux, lourde de sommeil. Je jugeai plus délicat de me retirer sans tarder davantage. Je me blottis entre les draps comme en un cocon, goûtant cette inexplicable volupté qu'on trouve à résister un moment au sommeil qui vient pour s'y abandonner plus profondément encore comme une barque qui dérive doucement vers d'autres rivages. Ma dernière pensée fut pour elle. Au milieu de la bienheureuse somnolence qui m'envahissait, je la voyais, jaillie comme une prière d'immense gratitude, monter dans le ciel, monter pour se perdre et renaître parmi le peuple des étoiles où sont tissées les destinées des hommes.



Lorsque j'ouvris les yeux, un rayon de soleil blanc filtrait déjà par l'interstice des rideaux. Neuf heures bientôt: j'avais dormi comme un loir; je me sentis parfaitement reposé. Un autre rayon de soleil caressait en moi des profondeurs où l'autre n'avait jamais atteint. La soirée merveilleuse refluait dans un déferlement de bonheur indicible. J'étais entouré d'images que je considérais l'une après l'autre. Je la revoyais au piano nostalgique et songeuse. Je revoyais les aquarelles pâles sur les murs de sa chambre blanche: une vision des choses pleine d'une finesse et d'une pureté toute féminines avec pourtant cette empreinte indéfinissable qui n'appartenait qu'à elle et que je retrouvais parfois au détour d'un geste imperceptible ou dans une inflexion particulière de sa voix. Tous ces petits détails des premiers instants pareils à ceux d'un monde qu'on découvre! La soirée que nous venions de passer ensemble nous avait rapprochés sans que nous échangions une seule des paroles que l'on se dit d'ordinaire, si bien que, lorsque je la revis après le petit déjeuner dans les allées du parc, je fus un peu déçu de ne pas déceler toute l'intimité que j'imaginais devoir régner dès aujourd'hui dans nos rapports. Elle me parut au contraire semblable en tout point à celle qu'elle était à mon égard avant cette soirée si douce. Lorsqu'on se prend à aimer, il est bien rare qu'on ne se prenne aussi à douter de soi-même. Je me mis donc à douter! A mon réveil, comme la journée s'annonçait ensoleillée et la température clémente, j'avais pensé que nous pourrions visiter ensemble les ruines de Logres qu'on nous vantait depuis si longtemps déjà. Mais Vanessa me semblait maintenant inaccessible, les mots ne venaient pas si bien que je remettais de minute en minute le moment de lui parler. Déjà, nous rentrions au manoir sans que j'aie trouvé moyen de l'inviter. Les phrases se succédaient comme un vertige dans ma tête, rejetées les unes après les autres. Je craignais qu'elles trahissent maladroitement cet amour que, sans aucun doute, mes gestes embarrassés ne laissaient déjà que trop paraître: je devais être à ses yeux vaguement ridicule dans cette position d'amoureux transi qui ne semblait déjà plus de mon âge bien que je n'eusse passé que depuis peu le quart de siècle. Vanessa qui était mon aînée d'un an à peine m'intimidait maintenant avec ses airs de grande soeur. Je me sentais rajeunir sous son regard, redevenir un petit garçon secrètement épris d'une grande jeune fille et j'eus soudain peur de son sourire. Nous nous séparâmes sans avoir convenu de rien. Je remontai parmi mes livres. Seul, après tout, je n'avais plus guère envie de cette promenade. J'essayai d'écrire, vainement, mes pensées ne pourraient plus s'imposer le joug d'un travail précis! Alors, comme j'aime bien changer d'avis plusieurs fois dans la même journée, j'ai décidé de partir quand même! Ma consolation sera, me disais-je, de penser à elle tout au long du chemin. Mais, à peine avais-je franchi la porte de mon bureau que mon attitude me sembla parfaitement ridicule. Je me dirigeai donc d'un pas décidé vers les appartements de Vanessa, hésitai encore un instant à sa porte puis frappai une première fois, timide, une deuxième fois, mieux résolu... pas de réponse. Je pouvais tambouriner à sa porte, maintenant qu'elle n'était plus là, Vanessa, partie, envolée par ma faute! Je pouvais être tranquille: j'avais tout le week-end, bien à moi, pour ruminer le fruit de ma sottise!

Quand je suis descendu de voiture sur la place centrale de Valdieu, la vieille horloge de l'église marquait onze heures trente. J'entrai dans le premier restaurant venu, commandai un déjeuner assez sobre pour ne pas entraver la longue marche qu'il me faudrait accomplir avant de parvenir au château. Il était à peine midi et demi lorsque je ressortis. La perspective de tout ce bel après-midi ensoleillé loin de l'observatoire me gonfla soudain le coeur d'une allégresse sur laquelle je ne comptais plus pour combler cet état de viduité qui était le mien depuis quelques heures.

On ne pouvait apercevoir de Valdieu le château de Logres que dissimulaient comme un joyau des vagues de collines pétrifiées au beau milieu de leur fuite dans cette attitude farouche et sauvage qui fait tout le charme de cette terre où sont nées tant de légendes. Je sortis du village; de petites pancartes de bois indiquaient la direction à suivre. Le chemin, sinueux, indécis était souvent difficile à discerner parmi la végétation qui semblait vouloir reconquérir ses droits, comme pour égarer le promeneur décidément trop vulgaire et décourager les visites importunes de cet usurpateur. J'hésitais parfois, m'engageais sur une piste, au hasard un peu, et, après avoir marché de longues minutes, au moment où, persuadé de m'être trompé, j'allais rebrousser chemin, apparaissait, fichée sur un arbre, la flèche comme un doigt bien tendu. Le vent, par rafales, faisait onduler follement la chevelure rubigineuse des bruyères vivaces. Un vol de canards ou d'oies sauvages passait parfois, haut dans le ciel bleu surveillant la terre silencieuse et déserte. Le soleil, tiède, ranimait ces solitudes sur lesquelles il versait soudain des reflets d'or inattendus au milieu de l'hiver. Mais l'air restait vif et les oiseaux méfiants n'étaient pas dupes de ce simulacre de printemps.



Je marchais depuis longtemps déjà quand je parvins sur une sorte de plate-forme siliceuse d'où l'on dominait le paysage alentour. Un chapelet de collines qui jadis avaient été des montagnes, aujourd'hui usées, barrait l'horizon: les Monts d'Arcanol. Je m'assis un moment pour reprendre haleine. A mes pieds, toujours le même petit sentier capricieux et mesquin courant parmi les bruyères! Je le regardai serpenter en contrebas, sur les flancs de mon promontoire, puis tout en bas onduler sourdement parmi la végétation plus drue pour se jeter enfin plus loin, dans les profondeurs ténébreuses des grands arbres. C'est là qu'il me conduirait, parmi ces bouquets de végétation dont la réunion formait une sorte de grand bois aux contours indistincts. Là-bas, derrière, on devinait le miroitement d'une étendue d'eau et quelque chose aussi comme une silhouette massive et sombre qui semblait flotter. Je repris la marche. Logres, tout droit, à travers le bois! Au moment où j'allais m'y enfoncer, un murmure d'eau courante frémit délicieusement à mon oreille. J'avais soif. Je rebroussai chemin pour localiser la source et tombai soudain en arrêt devant une superbe bâtisse à demi dissimulée derrière un rideau d'arbres. Sur le côté, une grande roue clapotait dans un petit cours d'eau. C'était un moulin à eau, tout de guingois, mal équarri, voûté, supportant à grand peine sur ces vieilles pierres moussues, le fardeau de plusieurs siècles. Le toit de petites tuiles, rouges jadis, aujourd'hui rouillées et vertes, avait infléchi vers l'arrière l'ossature de la charpente brisée comme le corps d'une centenaire, cependant que, dressés à l'avant comme deux chiens de garde, les deux pigeons décochaient aux visiteurs un regard torve jailli des profondeurs noires de la maison. Beauté farouche née de la main patiente et flegmatique du temps, cet incomparable artiste! Je fis le tour de ce chef-d'oeuvre oublié. Sur une porte, un écriteau: "A vendre". Sublime masure que, sans doute, quelque citadin avait reçu en héritage et dont il fallait maintenant se débarrasser avant qu'elle ne meure de vieillesse, d'abandon et d'ennui. Je sentis immédiatement qu'une intime affinité jaillie du plus profond de mon être me liait à cette demeure. J'étais fait pour elle et elle pour moi. Elle m'avait patiemment attendu depuis la première heure, moi, si jeune, elle, dont la vieillesse merveilleuse était aujourd'hui toute la beauté! Il manquait un carreau à l'une des fenêtres, j'aurais pu m'y introduire, visiter, m'y reposer même, cependant, je ne pouvais m'attarder davantage car le soleil déjà commençait à décliner.



Je repris la marche. Dans le bois voisin, je me suis perdu dans tout un dédale de petits sentiers tordus, puis j'ai rencontré une nouvelle flèche, à la sortie du bois. Alors, le chemin s'est changé en une sorte d'allée plus large que j'ai suivi un long moment, sinueuse, flanquée d'arbres et de hauts buissons épineux arrondis en berceau au-dessus de ma tête. Je commençais à me demander si je n'avais pas entrepris une promenade trop ambitieuse pour tenir dans le cadre d'un modeste après-midi lorsque, tout à coup, l'horizon à nouveau s'est ouvert: sans transition, j'étais parvenu à la porte d'une petite cité médiévale que dominait un château, le château de Logres! L'eau clapotait aux pieds de la ville. On l'avait construite là, sur cette presqu'île au milieu du lac. Un seul bras de terre pour s'y rendre à cheval ou bien à pied en se promenant paisiblement. Je franchis la porte, seule une herse à présent relevée en défendait jadis l'entrée, nul besoin de pont-levis: on voyait venir les assaillants. Une ruelle de pierres disjointes au milieu de laquelle poussaient maintenant des arbustes, serpentait parmi les dépendances et les maisons en ruine des vassaux, grimpant en lacet jusqu'à la plate-forme où était construit le château. Je m'arrêtai un instant pour admirer le point de vue. Je dominais tout le quart ouest de la cité et une partie de la courtine sur laquelle courait le chemin de ronde qu'interrompaient parfois de larges brèches ouvertes dans la muraille comme des abîmes où proliférait une végétation noueuse, inextricablement enchevêtrée parmi l'éboulement des échauguettes. Je me trouvais maintenant au pied de la demeure suzeraine, tout en créneaux et en merlons, tout en tours massives, tout en meurtrières et en mâchicoulis. Le château semblait de l'extérieur presque intact, partiellement restauré sans doute. Les tourelles étaient encore coiffées, pour la plupart, d'un hennin d'ardoises pointu. Le donjon cependant avait perdu sa toiture, dominant lourdement la bâtisse comme un géant décapité. Je venais d'entrer dans la cour intérieure quand j'entendis un caillou rouler avec ce bruit caractéristique que produit un pied glissant sur une pierre mal équarrie. Je tendis l'oreille. Rien! Alors, je commençai à explorer les moindres recoins, m'égarant par instants dans le dédale des couloirs obscurs, franchissant d'une tour à l'autre des ponts de bois aériens, à la recherche de ce fantôme moyenâgeux qui trébuchait sur les degrés des escaliers à vis. N'était-ce pas le château même de la fée Viviane et son spectre et son esprit lié à ce site enchanteur, que j'étais en train de poursuivre dans cette suite de salles immenses ouvertes sur l'inconnu des portes dérobées? Je me suis mis tout à coup à rêver qu'au travers du temps et de la légende, je venais de pénétrer dans les lieux mêmes où s'était joué le drame de Merlin et de Viviane. Elle, la fée, je m'attendais à la voir surgir à chaque instant, baignant dans l'exil luxueux et suranné d'une chambre médiévale oubliée comme un vaisseau qui dérive d'âge en âge fantomatique, blême, laiteux, irréel. Quelque chose flottait dans l'air, qui faisait naître, indicible et impalpable, l'impression d'une vie secrète battant comme un coeur sous ces pierres, comme si les siècles n'avaient pas réussi à briser le charme puissant que la fée avait jeté, tel un manteau lumineux, sur le château de son père. C'est là qu'elle avait grandi, c'est là qu'elle avait découvert les pouvoirs merveilleux dont le ciel l'avait comblée, c'est là qu'elle avait emprisonné Merlin après lui avoir ravi un à un les secrets qui devaient faire de lui le guide d'une humanité nouvelle; c'est là aussi qu'elle avait élevé le jeune Lancelot avant qu'il ne parte pour la Quête du Graal. Et maintenant, du sommet de l'échauguette d'où je contemplais le paysage environnant, bien plus que la voix plaintive du vent pleurant parmi la cime des arbres, n'étaient-ce pas plutôt les sanglots désespérés de Merlin implorant du ciel la délivrance et le pardon? La belle Viviane qui hante depuis si longtemps le coeur flétri du vieux château n'entend-elle pas au loin les lamentations de son amant prisonnier de l'invisible tour de pierre? Ne sent-elle pas la pitié ou le remords monter en elle comme le sang qui coule et réchauffe les veines, qui coule et rappelle les morts à la vie? Triste destin que celui des héros de légende; pour commettre les fautes des hommes, ils payent durant l'éternité le châtiment des dieux!



Cependant, comme je venais de gravir les premières marches du donjon en proie à cette aimable rêverie, j'eus le sentiment d'une présence à mes côtés, une présence envahissante qui enveloppait la naissance de chacune de mes pensées comme un souffle qui vous pénètre et vous anime, quelque chose comme une ombre me précédant pour guider, au travers des escaliers noirs, mon ascension vers le ciel bleu. Sans doute était-ce la fée: elle avait pris corps, elle allait m'attendre là-haut, me raconter son histoire et la lente poussée du repentir travaillant ses entrailles depuis des siècles, telle une graine qui germe, qui croît et tend un beau matin une pointe verte comme un glaive vers le soleil. La lumière du jour vint tout à coup frapper la pierre sombre d'une fine résille de rayons lumineux et enfin, au détour d'une dernière spirale, le ciel apparut au-dessus de ma tête: j'étais au sommet du donjon. Mais quelle ne fut pas ma surprise! Une jeune femme dont je ne voyais pas le visage contemplait l'horizon, diaphane, une main frêle délicatement posée sur le mur titanesque. Sa chevelure blonde flottait légèrement au vent comme une aura. Elle semblait absorbée dans une méditation sans bornes dont l'objet était sans doute le déclin du soleil sur les eaux dormantes ou bien encore la vie au château huit siècles plus tôt. J'eus un vif pincement du coeur. Cette silhouette gracile et lumineuse, je l'avais aussitôt reconnue, avant même que le bruit de mes pas fît se retourner la songeuse. Elle me considéra avec un petit sourire mélancolique. Elle ne paraissait pas surprise.

- "Je savais que vous viendriez, Yohan."

- "Eh bien moi, je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici! Viviane, l'enchanteresse qui lit dans les pensées, n'aurait-elle pas pris pour abuser mes sens, l'apparence de la belle Vanessa? Ce ne serait pas sa première métamorphose!"

- "Non! je ne suis pas la fée Viviane mais une simple mortelle dont le coeur bat parfois plus fort comme celui de mes semblables."

- "Si vous n'êtes pas Viviane, comment avez-vous pu deviner que je viendrais aujourd'hui visiter ce beau château hanté?"

- "Que vous êtes drôle Yohan! Vos yeux sont comme le miroir de votre âme: aucune de vos pensées ne peut rester secrète, vous ne savez ni mentir ni même rien cacher! Comment pouvez-vous croire qu'une femme ne sache pas lire dans ces yeux là!"

- "Et qu'avez-vous déchiffré dans les profondeurs d'un regard si loquace?"

- "J'ai su que vous viendrez vous promener parmi ces ruines."

- "Rien d'autre?"

- "J'ai compris que vous n'aviez pas le coeur à partir seul aujourd'hui et que pourtant quelque chose vous empêchait d'inviter votre compagne de travail qui acceptait si facilement de monter naguère avec vous sur le voilier."

- "Rien d'autre?"

- "Si, j'ai vu dans ton regard que je t'aimais Yohan et je ne saurais pas te dire les paroles qui nous brûlaient les lèvres à tous deux. Alors, je suis partie, triste un peu, craignant que la soirée merveilleuse d'hier ne soit sans lendemain, craignant de m'être trompée. Et pourtant, malgré ces doutes, je savais que tu viendrais et que nous nous retrouverions ici."

- "Et si je n'étais pas venu, et si j'étais resté chez moi à écrire comme je le fais si souvent lorsque je suis libre?"

- "Il est trop tard! On ne refait pas le destin, Yohan!"

La main de Vanessa, brune encore du soleil de l'autre été, cette belle main fine, je l'ai prise et serrée bien fort entre les miennes puis, cette main aux doigts longs et souples, cette main tiède et douce comme le creux d'un nid d'oiseau, je l'ai portée à mes lèvres et, sans même m'en rendre compte, j'y ai laissé rouler quelques larmes. Je relevai la tête. Vanessa pleurait aussi. C'était là le baptême de notre amour radieux comme un arc-en-ciel après la pluie, le sceau et le symbole de notre union. Maintenant qu'elle était là, à mes côtés, la compagne adorée, si belle, si tendre, je n'osais plus croire à mon bonheur. Ce visage angevin, ce regard candide, presque angélique, j'avais peine à penser que tout cela désormais serait à moi. Je serrai la main de Vanessa plus fort encore contre ma poitrine et, la mienne sur son sein, nous offrîmes au ciel la double palpitation de ces deux coeurs unis comme deux colombes en une même prière de gratitude. Vanessa paraissait avoir deviné mes pensées:

- "Oui, je suis à toi Yohan, si tu le veux et si tu m'aimes autant que je peux t'aimer. Nous partagerons la même vie, les mêmes joies et toutes les douleurs que peut-être l'avenir nous réserve. Les années à venir, je le sais, je le sens, seront dures, bien dures pour tous les hommes, pourtant, un amour sincère et véritable, c'est comme un refuge, une carapace d'or et de lumière contre laquelle nul ne peut rien; il nous protégera, il nous guidera, nous empêchera de perdre la foi et l'espérance."

- "Vanessa, mon amour! Une femme, pour moi, c'est comme une flamme qui monte vers le ciel, un autre monde de joie et de soleil qui chavire au fond d'un regard sous lequel, l'espace d'un instant, un homme s'est senti indigne d'exister. Et, sous ces yeux là, s'il s'est tout à coup senti impur et imparfait, c'est qu'il y a découvert quelque chose d'encore plus beau que sa compagne: l'amour immortel, créateur et vivant comme la parole qui a bâti l'univers! C'est pourquoi je te dis que je t'aime pour la poussière des astres d'or que je vois ruisseler dans tes yeux, que je t'aime pour les nuages et pour l'azur, que je t'aime pour l'aurore et pour la nuit qui tombe, que je t'aime pour les notes d'argent qui naissent sous tes doigts et pour la caresse du vent pris au filet de tes cheveux..."

- "Comme j'aime entendre ces mots-là, Yohan, ils me disent que notre amour vient de plus loin que lui-même, il vient du fond des galaxies, il vient du fond des âges. J'ai l'impression de t'avoir aimé avant même de te voir et d'avoir reconnu ton âme au-delà de ton visage. Et qui sait, peut-être avons-nous déjà prononcé l'un pour l'autre ces mêmes mots, ailleurs dans un autre temps dont nous ne gardons plus aujourd'hui que le souvenir vague?"



Nous nous étions assis sur un bloc de pierre. Vanessa avait posé la tête sur mon épaule. Le soleil se mourait maintenant à l'horizon, jetant d'arbre en arbre des reflets rouges qui se propageaient sur toute la campagne environnante et suscitaient des lueurs d'incendie jusque dans les eaux du lac. Jamais le coucher du soleil ne m'avait paru si beau! Ces ruines où j'étais arrivé seul au coeur de l'après-midi avaient soudain pris des allures de paradis et ce sommet de donjon féerique où nous nous étions oubliés ressemblerait désormais à celui des enfances merveilleuses. Cependant, la nuit était tombée presque à notre insu, une pluie d'étoiles scintillait déjà sur les eaux; la lune s'était levée, enveloppant d'une auréole rousse le visage de Vanessa, délicatement modelé et fin comme, dans l'Annonciation de Vinci, celui de l'ange agenouillé. A nouveau, je fus saisi d'un de ces frémissements de bonheur indicible, tel l'homme auquel un moment de divine extase entrouvre l'espace d'un instant les portes d'un autre univers. Et je pouvais bien désormais être heureux puisque j'avais le privilège de posséder sur la terre cette beauté céleste qu'Allah promet à ses fidèles comme une consolation de ne pas l'avoir rencontrée ici-bas! Mais, moi, surtout à ce moment là, je ne me sentais pas le coeur musulman, pas frivole pour un sou: sur la terre comme au ciel, je savais que jamais je ne pourrais en aimer une autre de femme, fût-elle houri et parée de tous les attributs et de toutes les qualités qui n'appartiennent d'ordinaire qu'au monde des Idées. De rêver ou de vivre, on ne s'y trompe pas souvent, mais, ce jour là, moi, bien terre à terre pourtant malgré mes fausses allures de penseur grec, je ne savais plus! Ce lieu où notre rencontre s'était matérialisée, cet attrait irrésistible que nous éprouvions l'un pour l'autre, tout contribuait à me rappeler la Viviane de mon roman que j'avais créée, idéalisée et aimée sous son aspect le plus beau comme l'image rayonnante et souveraine de la féminité qui règne par-delà les voûtes azurées. Alors, je me suis pris à penser qu'il est bon et consolant de pouvoir placer ceux qu'on aime sur ce piédestal où pour un moment au moins, l'homme ressemble un peu à Dieu. A cet instant, j'eusse plus volontiers partagé la destinée de Merlin l'Enchanteur que de renoncer à goûter pleinement ces heures de félicité et de plénitude où le coeur de l'homme commence enfin à battre pour un autre que lui-même.



Il était maintenant grand temps de repartir. Malgré le froid qui commençait à descendre de nouveau sur les pierres de la vieille cité, j'eus quelque regret de tourner déjà la première page de cet amour naissant. On devrait bien pouvoir revivre à volonté les minutes heureuses qui parsèment de loin en loin l'existence comme des oasis au milieu du désert! Nous redescendîmes la main dans la main les ruelles de Logres que nous avions découvertes quelques heures plus tôt, l'un après l'autre. Nous nous retournâmes un instant encore pour contempler la silhouette massive du château qu'un rayon de lune découpait sur le ciel dans l'alternance de l'ombre et de la lumière. Vanessa désigna du doigt deux étoiles qui semblaient briller au-dessus du donjon d'un éclat plus vif que les autres comme deux soeurs qui, par-delà les espaces, viennent enfin de trouver, loin, si loin, le noeud qui les unit. La soirée était déjà bien avancée. Nous n'étions pas pressés de rentrer à l'observatoire. Bientôt un gargouillis d'eau claire qui chantait depuis quelques instants déjà au fond de mon oreille distraite me tira à nouveau de mes songes: nous étions parvenus à hauteur du moulin qui m'avait tant séduit quelques heures auparavant. Bien que la nuit empêchât d'en distinguer nettement tous les charmes, je ne pus résister au plaisir de le montrer à ma compagne.

- "Mais cette demeure est merveilleuse!" s'exclama-t-elle. "Elle a l'air de sortir tout droit d'un livre de contes, comme le château et tout le paysage d'ailleurs. J'ai toujours rêvé d'en posséder une semblable. C'était celle que je dessinais toujours sur mes feuilles lorsque j'étais enfant."

- "Elle est à vendre. Nous pouvons bien la visiter: cet après-midi, en venant, j'ai remarqué un carreau cassé, par derrière..."

Manoeuvrer la crémone ne fut qu'un jeu. Quelques secondes plus tard, la fenêtre était enjambée. Je tendis la main à Vanessa qui me rejoignit en riant.

- "Et s'il allait arriver quelqu'un Yohan, que dirions-nous?"

- "Mais non, il ne viendra personne maintenant et puis nous dirions, puisqu'elle est à vendre cette maison, que nous sommes les nouveaux propriétaires, que nous passons ici notre lune de miel, que nous ne voulons pas être dérangés. D'ailleurs, on lui fait un chèque à l'ancien propriétaire et puis on se le met à la porte. Voilà! tu es contente?"

Dans la pénombre, je me dirigeai sans grande conviction vers un interrupteur électrique; soit que le maître des lieux eût omis de fermer le compteur, soit que la fréquence des séjours rendît cette précaution inutile, nous eûmes la surprise de voir la lumière inonder immédiatement la pièce. Nous étions dans une salle assez vaste, meublée avec cette sobre rusticité qui, alors, était un luxe: une grande table de campagne en chêne massif, un banc, quelques chaises en paille, un vaisselier d'autrefois comme nous en avions vu dans notre enfance chez nos grand-mères, un vieux bahut, une horloge arrêtée, quelques bons fauteuils frileusement réunis autour d'une grande cheminée où gisaient les vestiges de la dernière flambée. Je m'aperçus rapidement que le bahut servait en fait de bûcher et recelait une estimable provision de bois que je mis aussitôt à contribution. Bientôt les flammes s'élevèrent joyeusement dans l'âtre, dansant leur folle sarabande sur l'écorce craquelée d'un vieux tronc qui, à lui seul, emplissait presque entièrement la cheminée. Une douce chaleur ne tarda guère à se répandre dans un confortable périmètre autour des braises. Vanessa soupirait de bien être. J'étais déjà chez moi dans cette demeure qui, l'après-midi même, avait souri à mon premier regard et je sentais bien que Vanessa, quoiqu'elle éprouvât quelques remords pour cette intrusion peu licite, partageait aussi ce sentiment de sécurité et de chaleur. Comme un homme qui part à la découverte d'un pays nouveau, délicieusement désert et sauvage, je continuai donc mon investigation. Une première porte au fond de la pièce donnait sur un couloir qui servait de dégagement vers l'étage, deux portes encore s'ouvraient sur une chambre vide et une cuisine. Moi, même dans les instants grandioses, j'ai toujours faim alors je me suis mis à fureter dans la cuisine: confitures, biscottes, biscuits; ce n'était certes pas un festin de roi, mais il est vrai que nos seigneuries étaient arrivées tout à fait à l'improviste et incognito!

- "On se sent vraiment bien ici", a soupiré Vanessa en fixant pensivement le ballet de flammèches qui continuaient de courir sur les braises comme des danseuses d'opéra sur le plateau d'un théâtre. Celle surtout qui occupait le centre de la scène semblait être l'étoile, bondissant, sautant, accourant de partout à la fois, aérienne et gracieuse comme une salamandre. Le comédien amoureux de l'étoile répétait comme un miroir chacun de ses gestes, et, à intervalles égaux, saisissait la belle à bras le corps et tous deux s'unissaient un instant en une flamme plus joyeuse et plus belle qui montait comme une prière vers le manteau de la cheminée tandis que, côté cour et côté jardin, se mouraient les soubrettes essoufflées. Puis, l'amoureux et l'étoile s'évanouissaient à leur tour, comme par enchantement, abandonnant, rougeoyantes encore, les planches soudain désertes. De la loge où je tenais ma compagne étroitement enlacée, nous échangions alors durant cet entracte un long baiser qui nous unissait comme les deux danseurs. Et nos deux coeurs s'y anéantissaient et s'y confondaient en un même élan d'amour passionné. Puis le spectacle à nouveau reprenait. Les danseurs réapparaissaient sous les feux de la rampe dans l'infinie diversité des figures et la représentation s'achevait dans une apothéose de lumière qui réveillait tout à coup l'oeil noir et humide des fenêtres.

- "Et si nous achetions ce moulin?" dis-je, prenant soudain au sérieux cette idée qui m'avait déjà effleuré vaguement deux ou trois fois. "Nous y passerions le week-end, nous en ferions un vrai nid d'amour douillet, rien que pour nous deux?"

- "Et si nous commencions d'abord par le visiter ce petit palais", qu'elle m'a répondu Vanessa, en femme pratique, en m'entraînant par la main, "je n'ai pas encore vu l'étage, peut-être est-ce là qu'elles se cachent, les fées de la maison?"

Nous sommes montés par le petit escalier en colimaçon. Il devait y avoir belle lurette que cette bâtisse n'était plus un moulin car en haut, en lieu et place de grenier à blé, nous découvrîmes trois pièces charmantes. L'une d'entre elle était vide: pierres et poutres apparentes, ce serait mon bureau avec les livres, les disques, les papiers traînant à droite et à gauche, une lampe dans un coin jetant sur l'ensemble quelque chose comme une poignée de sable lumineuse. Puis une chambre d'enfant dont la porte peut-être s'était refermée sur quelque inoubliable malheur et qu'on avait conservée intacte dans le désordre figé de ses jouets en bois, vieux et démodés. Puis une chambre encore qui serait la nôtre, nuptiale, sobrement meublée de pin massif: lit, tables de chevet, armoire, lambrissage des murs, tout avait la blondeur du pin! Il y avait une cheminée encore. Je ne suis redescendu que pour chercher quelques bûches. J'ai allumé du feu et puis j'ai refermé la porte pour garder la chaleur. La jeune femme s'était étendue et fermait les yeux. Elle ne songeait plus à repartir. Son visage sur lequel les soubresauts de la flamme jetaient des lueurs de braise paraissait plus rayonnant encore dans le voluptueux oubli qui précède le sommeil. Je m'attardai à contempler ce profil délicat, douillettement niché dans les entrelacs de la chevelure défaite. Vanessa rouvrit les yeux. Elle m'a souri. Je l'ai prise dans mes bras et je l'ai serrée longuement contre moi. Nous sommes restés ainsi, blottis l'un contre l'autre le coeur battant, sans plus parler. J'ai senti monter en moi le désir d'une union plus étroite encore, le désir de m'anéantir un peu en cet être adoré, comme pour étreindre l'âme dans le tendre embrassement de ces deux corps un instant confondus. Mais à nouveau, j'ai regardé son visage, alors, elle m'a paru trop belle, trop pure sans doute. Un autre jour, peut-être, la douceur de l'abandon d'aujourd'hui contenu, serait plus profonde et plus tendre encore. Pour la première nuit, notre amour serait comme celui des anges parmi les étoiles.

 

Chapitre 7