Joël EUDES
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LES MOISSONS DU CIEL


VII

LA PRISON INVISIBLE

 

Merlin, qui venait de traverser à nouveau la mer, n'avait qu'une hâte, rejoindre la fée Viviane, s'abandonner à elle au coeur de Brocéliande et oublier tout. Il oublierait tout du passé, tout de sa mission parmi les hommes; pour l'amour d'elle, il oublierait tout ce qu'il leur avait dit, jusqu'à ce que la quête du Graal ne soit plus dans son esprit qu'un vain songe, comme le souvenir lointain d'un rêve qu'on a fait, dont on ne se souvient plus. Le vent soufflait si fort que l'on n'entendait même pas le galop du cheval emporté comme une feuille morte recroquevillée dans la large main des rafales furieuses. Merlin se laissait mener, le regard fixé sur des lointains où la pensée n'atteint pas. Il ne voyait ni le paysage noir défilant sur les horizons blêmes, ni le fantôme laiteux du soleil endormi entre ciel et terre dans le coton de la brume. Il courait droit vers un but qu'il était seul à voir. Maintenant qu'il s'abandonnait pleinement à cette destinée qui avait submergé tout en lui jusqu'à prendre la place de l'horizon, il se sentait enfin libre. L'étreinte de l'étau qui avait si longtemps comprimé les battements de son coeur s'était subitement relâchée et son amour déferlait maintenant comme un fleuve qui vient de rompre le barrage qui endiguait ses eaux. Il sentait bien peser sur sa tête quelque chose comme un filet prêt à s'abattre sur lui, enserrant chacun de ses membres, mais il ne songeait plus à s'en plaindre. Ces mailles qui allaient se refermer sur lui, ne les avait-il pas tissées lui-même, au fil de son vouloir, au fil de ses pensées qui s'accumulaient maintenant au-dessus de lui comme la foule des nuages qui naissent chaque jour de la transpiration tiède de la terre? Il fallait donc aller jusqu'au bout du mauvais destin, s'y soumettre le temps qu'il faudrait pour dénouer, un jour peut-être, ces noeuds qui le tenaient rivé ici-bas. Il irait se jeter dans la toile de la fée. Il la voyait se dessiner au loin parmi les arbres, tendue entre ciel et terre, cette toile qui, ployant sous le poids de la rosée matinale, prenait tout à coup les proportions monstrueuses d'un cauchemar.



Bien qu'elle ne fût pas avertie de son arrivée, Viviane attendait déjà Merlin au Val sans Retour, à l'endroit précis où leurs regards s'étaient croisés pour la première fois. Le Chevalier prenait la Belle par la main et ils marchaient dans l'herbe au bord de l'eau tandis que leurs paroles qu'on n'entendait pas, montaient dans les airs comme un vol d'oiseaux silencieux. Les mois passaient. Merlin coulait des jours heureux aux côtés de sa jeune maîtresse. Il n'était rien qu'elle n'eût l'art d'obtenir de lui. Il n'était pas un de ces secrets, pas un de ces enchantements qui avaient bâti sa renommée auprès des hommes, qu'il eût le courage de lui cacher. Il lui construisait des villes, des jardins parmi les feuillages; il lui faisait voir au fond des eaux du lac des palais dont elle était la reine, avec des salles immenses. Le soir, c'est là qu'avaient lieu les fêtes. Toutes les étoiles du ciel parées d'or et d'argent y étaient invitées et elles dansaient, dansaient en folles rondes jusqu'au petit matin. Avec un coquillage et une flaque d'eau, il recréait la mer et les dents blanches des vagues houleuses de galets, dévoreuses de falaises. Et il riait du bonheur de la fée! Elle avait tout appris de lui: il lui avait montré comment on fabrique de l'or avec la rosée matinale qu'on recueille dans le calice des fleurs; comment on emprunte au papillon ses couleurs pour que les yeux des jeunes filles ressemblent à ses ailes; comment les sylphides traversent les mers sur le dos rond des arcs-en-ciel joyeux... Merlin était un puits de science au fond duquel Viviane pouvait puiser sans compter de quoi assouvir sa soif inextinguible de savoir et de régner. Et lui, dans sa candeur, semblait ne pas s'apercevoir qu'elle l'aimait beaucoup moins pour lui-même que pour la puissance redoutable dont il était la clef!
 

Merlin & Viviane - Gustave Doré

 
Un beau jour de printemps, bercé par la tiédeur du soleil nouveau, Merlin, qui s'était allongé à côté de sa compagne sur l'herbe tendre, se laissa prendre par le sommeil. Quand il se réveilla, Viviane avait disparu; il se leva, fit quelques pas avant de se cogner à quelque chose qu'il ne voyait pas mais qui pourtant se dressait bel et bien devant lui. Il continua de marcher à tâtons, suivant de la main la courbe de l'obstacle. Pendant qu'il dormait, c'est comme si, tout autour de lui, on avait construit un mur invisible. Il sentit sous ses pas les marches d'un escalier qu'il ne voyait pas non plus. Il comprit que c'était une tour, une prison où une seule personne au monde avait pu l'enfermer, la seule qui avec lui fût en possession d'un tel secret: l'ingrate, la cruelle Viviane! Et Merlin se mit à pleurer amèrement, non pas tant de se savoir prisonnier à jamais de l'édifice diabolique qu'à cause de la trahison dont il était victime! Les larmes à présent troublaient sa vue, les images se déformaient sous ses yeux. La tour invisible ressemblait maintenant à un observatoire. Il faisait nuit, la mer battait au loin. Merlin regardait les astres où il lisait à ciel ouvert les destinées des hommes. Chose curieuse, il pouvait maintenant aller et venir à sa guise. La fée Viviane pénétrait même avec lui dans cette étrange prison et tous deux observaient les étoiles. Seulement, bien que physiquement il fût libre, il lui semblait que le télescope s'allongeait démesurément, et se mettait à le poursuivre comme une ombre attachée à chacun de ses pas. Il ne serait donc jamais libre! Il se sentait maintenant surveillé, observé par l'autre bout de la lorgnette comme si tout le ciel s'y fût penché pour guetter le moindre de ses gestes. Quand il regardait le firmament, il le voyait s'ouvrir ainsi qu'une immense trappe par laquelle il se sentait irrésistiblement happé, succombant dans un vertige irraisonné à l'appel muet de l'abîme que devant lui, l'oeil du télescope ouvrait à l'infini. Alors il tombait, entraîné de spirale en spirale dans le vortex gigantesque des étoiles, emporté dans le tourbillon des maelströms où s'étranglent les flots laiteux des galaxies.

Et, du fin fond des millénaires, il se sentait tomber, désespérément seul dans l'angoisse de cette chute qui n'en finissait pas.

 

Chapitre 8