Joël EUDES
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LES MOISSONS DU CIEL


VIII

LE VILLAGE SOUS LA NEIGE

 

Je me suis réveillé en sursaut et j'ai regardé autour de moi, étonné comme un homme qui, sortant d'un rêve ainsi que d'une autre dimension, doit à nouveau accorder sa pensée au diapason d'un monde aux proportions plus rassurantes. Vanessa était debout à la fenêtre. Il faisait encore nuit cependant, une vague clarté blanche semblait envelopper le paysage, jetant des ombres blêmes sur les murs de la chambre. Les étoiles avaient disparu. La neige tombait à gros flocons, creusant les ténèbres comme une nouvelle aurore avant de s'écraser mollement sur l'épais tapis blanc qui couvrait déjà la campagne. Elle tombait sans discontinuer, avec la même régularité imperturbable, pareille à un lourd sommeil mortel auquel la terre ne résistait plus, torpeur invincible qui fige le regard aux fenêtres, descend doucement sur les épaules et envahit l'âme des hommes. Un frisson parcourut tout à coup Vanessa, un frisson communicatif que je sentis presque aussitôt monter en moi. Le feu s'était éteint pendant que nous dormions. Il faisait froid dans la chambre. Je rapportai de quoi réchauffer la pièce jusqu'au matin. Maintenant, je n'avais plus sommeil. Un autre rêve suscité par la chute morne des flocons avait succédé au premier. Vanessa s'était rendormie paisiblement. Je restais seul, avec ce corps que soulevait délicatement une respiration régulière pareille à un déferlement de vagues lointaines. Un jour triste se mit à filtrer péniblement au travers du ciel plombé, découvrant peu à peu la solitude blanche de la terre. Paysage laiteux sur lequel se découpaient encore, vaguement grises, les tourelles du château. Un jour fuligineux, trop triste pour vaincre les îlots de ténèbres retranchés en deçà des fenêtres! Et la neige tombait, toujours sur le même rythme, sans un souffle de vent pour infléchir un instant la course monotone des flocons qui tendaient entre ce ciel d'ardoise et cette terre virginale quelque chose comme une trame sans cesse faite et défaite comme la tapisserie de Pénélope. Dehors aucun bruit, pas un cri d'oiseau, pas un craquement de branche, pas un murmure, rien que cet étouffement lent de laine cotonneuse! Le monde semblait ne pas s'être réveillé, endormi pour toujours dans l'épaisseur du froid linceul que la nuit avait jeté sur le sommeil hiémal des terres engourdies. On n'entendait plus clapoter la roue grinçante du moulin. La petite voix aigrelette de l'eau bondissant sur les cailloux s'était tue elle aussi, étranglée, gisant comme un cadavre dans le lit du ruisseau prisonnier des glaces coupantes. Cependant, une bûche craquait parfois dans l'âtre, jetant au coeur de cette solitude figée, une étincelle rassurante. La vie habitait encore la maison ensevelie sous la neige, une vie qui me semblait recroquevillée près de moi, réfugiée dans les tressaillements imperceptibles de Vanessa endormie. L'âme du paysage, grouillant parmi les arbres, s'était abritée là et elle courait maintenant dans les veines de ma bien-aimée, charriée dans les fleuves du sang bleu. Et n'était-ce pas mon amour pour elle qui avait réalisé ce miracle? Les trois syllabes de son prénom suscitaient la foule immense des forêts, debout, joignant tout autour de la terre les mille mains tendues du feuillage nourri de soleil. Sa chevelure réveillait le souvenir des blés blonds que le mois d'août cueille à poignées, et l'odeur du pain chaud sur les tables brunes des campagnes. Son visage doré parlait du sable fin dans le creux duquel elle avait laissé, l'autre été, l'empreinte de son corps, de la douceur du soleil dont elle avait gorgé sa peau, et des rêves que l'on fait quand on regarde au loin la mer ployant l'échine sous le fardeau des horizons en fuite. Au creux de son sommeil, elle avait accueilli sans s'en douter, la sève qui fait battre le coeur végétal des forêts, le rayon printanier qui féconde la terre et l'haleine du large qui insuffle la vie dans les poumons des hommes.



Je la regardais dormir avec un sentiment mêlé de crainte comme l'amour des marins pour la mer, je la regardais dormir, aussi inquiet de son réveil que s'il eût dû déranger le fragile équilibre des mondes. Mais, soit qu'elle eût senti ce regard tendrement posé sur son visage, soit qu'elle se fût assez reposée, elle ouvrit les yeux. Elle parut surprise un instant, comme ne comprenant pas l'absence de ce monde familier qui au manoir présidait à son réveil. Puis elle sourit de son propre étonnement.

- "Tu as bien dormi?"

- "Oui, une nuit peuplée de rêves! Nous habitions tous les deux dans le château, c'était dans un autre temps je crois, oui, les demoiselles portaient des robes très longues et un hennin sur les cheveux. Je ne me souviens plus très bien, pourtant, c'est étrange, j'ai dû recommencer plusieurs fois le même rêve... Ai-je eu l'honneur d'habiter tes songes?"

- "Oh! j'ai fait un rêve absurde! Merlin l'Enchanteur me hante toujours. Tu te souviens de ce passage de la légende où Merlin retrouve Viviane. Eh bien, je le voyais prisonnier de la tour invisible, et puis la tour devenait un observatoire. Merlin était alors prisonnier du télescope et du ciel. Tout cela est sans doute très symbolique..."

- "Tu n'as pas rêvé de moi, rien qu'un tout petit peu?"

- "Tu ne vas pas être jalouse de mon sommeil! Si tu veux tout savoir, la fée Viviane avait ton visage, tes yeux, tes cheveux, et Merlin bien sûr me ressemblait un peu... Tu sais qu'il a neigé toute la nuit?"

- "C'est vrai! Je n'y pensais plus. Oh! comme c'est beau, une vraie féerie!"

- "Sans doute, mais si ça continue nous ne pourrons pas rentrer à l'observatoire pour reprendre notre service lundi."

- "Eh bien, tant pis, Yohan, nous ne sommes pas irremplaçables! La terre ne va pas sombrer en un instant parce que nous aurons oublié de surveiller le ciel un moment."

- "Tu as raison, si nous ne pouvons pas rentrer, ils devront bien se passer de nous. Mais de toute manière il nous faut au moins retourner jusqu'à Valdieu car j'ai l'impression que nous avons à peu près épuisé tout ce qui était comestible dans cette maison."

- "Des vacances d'hiver à Valdieu mais c'est pas mal du tout ça! Nous pourrions même trouver un moyen de les prolonger un peu ces vacances."

- "Comment cela?"

- "Tu ne devines pas?"

- "Non."

- "Tu m'épouses, et nous partons une semaine loin d'ici, nous oublierions tout de la routine, nous quitterions les télescopes, il n'y aurait plus rien que nous deux sous le ciel!"

- "Je n'y avais pas pensé."

Vanessa prit un air boudeur. Elle s'était tue. Je m'aperçus aussitôt qu'elle avait mal interprété mes derniers mots.

- "Ne sois pas sotte! Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Je n'avais pas pensé que l'autel, l'encens, et les sacrements puissent ajouter quelque chose à notre amour. L'idée de mêler l'état civil à ces choses-là ne m'était pas encore venue. C'est que je n'ai pas encore eu le loisir de penser à autre chose qu'à toi! Mais tu es encore une enfant!"

- "Tu n'aimes pas les enfants?"

- "Si, je les adore, leurs questions naïves, leur façon candide d'ouvrir les yeux sur le monde. Dans leur simplicité d'esprit, ils résoudraient tous les problèmes des hommes, mais voilà, nous ne savons pas écouter les enfants, nous qui, pourtant, avons tout à apprendre d'eux. Je t'aime précisément parce que tu as gardé cet esprit de l'enfance qui éclate dans ton regard comme un autre soleil. Je ne te laisserai pas échapper, tu seras mon épouse et bien plus encore, mon amie. J'ai toujours rêvé d'avoir une amie, une femme qui sache écouter, comprendre comme une soeur à qui confier ces choses banales qu'on dit à ceux qu'on aime."

- "Tu pourras tout me raconter à moi, maintenant, ton enfance, ton passé... Un être qu'on aime, c'est comme un pays inconnu dont on découvre l'histoire et dont on pressent souvent vaguement l'avenir. Que sera le tien, Yohan? En toi sommeille un homme que les autres ne voient pas, et que tu étais le seul à connaître jusqu'à ce jour. C'est cet homme-là que j'ai aimé dès le premier instant, celui dont l'oeil ne se pose jamais de façon banale sur le monde, celui dont le regard rend tout à coup les minutes plus précieuses, les joies plus intenses et les peines plus profondes."

- "Tu penses vraiment cela? Peut-être seras-tu déçue. Je ne suis qu'un homme comme il en existe tant d'autres et ce qui fait qu'aujourd'hui l'on m'aime peut faire aussi qu'un jour on me déteste. L'amour de ce qui est beau, idéal et parfait est en moi comme un autre vice, plus caché, plus subtil que les autres. Le désir de ces choses-là ne s'assouvit guère en ce monde mais en revanche, il vous rend la vie impossible. Tu me connais à peine, en fait, je suis d'humeur changeante, comme les nuages, difficile à vivre..."

- "Tout m'est égal, tu m'aimeras puisque je te ressemble et je serai heureuse avec toi."

- "Sans doute, mais le bonheur n'est pas un état. On subit le malheur même quand on ne s'y résigne pas, mais tu ne peux ignorer que le bonheur est un bien qui se conquiert et qu'on ne conserve jamais qu'au prix d'une lutte quotidienne. Surtout dans un monde comme le nôtre qui décline et qui sombre!"

- "Eh bien, nous le bâtirons ensemble, nous lutterons ensemble! J'ai confiance en notre union autant que j'ai confiance en toi. Les obstacles ne m'effraient pas. Je sais que les lendemains ne seront pas toujours faits de miel et d'azur, pourtant, je sais que je n'aurais pas peur si je suis avec toi. Nous traverserons les ruines de l'ancien monde au-delà desquelles fleurira l'aube d'une ère nouvelle. Tu ne crois pas?"

- "Si je le crois, ou plutôt, je veux le croire; je veux croire que demain enfin les hommes seront égaux, plus justes, meilleurs, jusque dans leurs moindres gestes. La plus petite parole, la plus petite pensée, qu'ils comprendront et toléreront enfin la différence qui fait tout le prix des hommes. Tu vois, c'est toujours le même rêve un peu fou.. je suis idéaliste, c'est comme une espèce de tare dont les autres hommes vous obligent à avoir honte. Pourtant, et je le dis sans orgueil, chaque fois qu'un progrès a été fait, c'est bien grâce à eux les idéalistes, toujours en quête d'un monde meilleur. C'est pour cela que je veux vivre et combattre s'il le faut comme d'autres l'ont fait avant moi, avec les seules armes que j'aie: ma seule foi avec un peu d'encre et du papier."

- "On déplace quelquefois des montagnes avec ça, Yohan!"

- "Oui, peut-être, les montagnes, elles encore, changent parfois de place mais les hommes, - je ne me fais pas d'illusion - ils sont plus butés que des rocs!"



- "Oh! regarde Yohan, la neige, elle, a cessé de tomber!" dit-elle, soudain, après un long moment de silence.

Je m'approchai de la fenêtre. Les flocons en effet ne tombaient plus. Un pâle rayon de soleil avait même réussi à soulever timidement un petit coin de l'horizon. Cependant, le ciel restait gris, tout chargé de neige. Il y aurait de nouvelles chutes avant la fin de la matinée.

- "Je crois que nous devrions profiter de cette accalmie pour quitter ce charmant refuge", ai-je répondu. "Une fois à Valdieu, si la route n'est pas praticable, nous trouverons bien une solution."

Nous nous attardâmes quelques minutes encore afin de remettre le moulin scrupuleusement en ordre, puis nous sortîmes, exactement de la même manière que nous étions entrés la veille au soir.

En partant de Logres, il y avait deux routes pour regagner Valdieu: un chemin de terre qui ne tardait guère à rejoindre la route départementale et le petit sentier que j'avais pris hier, au travers des collines. Le promeneur avait donc le choix entre ces deux solutions, c'est-à-dire entre deux moyens de transport opposés: la marche pour laquelle avait opté sans hésiter le pithécanthrope ou bien l'automobile qui est le privilège de quelques générations qui ne sont pas si éloignées de la première qu'on le prétend parfois. Marcher, c'était prendre l'agréable raccourci qui traversait la campagne sauvage; rouler, c'était emprunter la route et se priver du plaisir merveilleux d'arriver à Logres après une bonne randonnée pédestre qui est comme un tribut que paie le pélerin, une obole qui renforce encore le bonheur d'arriver au terme du voyage. La première possibilité, je veux dire celle qu'eût adoptée sans arrière-pensée aucune notre vénérable ancêtre, représentait en temps normal deux bonnes heures de marche et facilement le double par temps de neige. Nous ne pouvions donc guère espérer parvenir à Valdieu avant le début de l'après-midi. Nous avancions péniblement sur le tapis blanc où nos chaussures trempées s'enfonçaient à chaque pas. La neige s'était remise à tomber, nous avions froid; mais nous ne songions guère à toutes ces petites misères. Le paysage me semblait digne de l'amour que je voyais briller dans le regard de Vanessa, à l'image de sa pureté tout enfantine. Des choses comme cela n'arrivent que dans les romans, pensais-je: la neige était tombée sur notre amour pendant la nuit comme une bénédiction du ciel. Dans cette solitude blanche, nous étions comme à l'aube des temps, le premier couple que le Seigneur entourait de sa sollicitude, lorsqu'Il créait pour lui des jardins, des cascades, des fleuves, des fruits extraordinaires mûris sous d'autres cieux. Et, pour nous aussi, des millions d'années plus tard, Il avait renouvelé le don sacré de la neige, vaporeuse et molle, légère comme de la poudre tombée de l'aile des anges. Nous sentions notre coeur battre tout entier du bonheur des premiers hommes lorsqu'ils avaient vu la terre pour la première fois, la terre bourdonnante et féconde comme une poignée de blé dans le creux de la paume! Une amitié secrète était née entre nous et ce sol usé, raboté, sauvage, libre. Je sentis que nous reviendrions souvent et que chaque fois, il se souviendrait de l'empreinte de nos pas. Cette maison où nous avions passé la nuit, peut-être l'achèterions-nous. Nous y passerions alors le plus clair de nos loisirs et peut-être même, quand viendraient les beaux jours, pourrions-nous y rentrer après le service. Un rêve qui séduisait Vanessa autant que moi-même. Car les plus beaux projets se font à deux, ils naissent comme le fruit même de l'amour; la joie qui brille dans les yeux de l'autre suffit à les exalter et à leur prêter un pouvoir de matérialisation qu'ils n'eussent jamais connu dans un cerveau solitaire.



Nous arrivâmes enfin sur la place de Valdieu au moment même où la grosse horloge de l'église sonnait le quart de deux heures. La ville semblait étouffée sous la neige qui l'avait surprise au coeur de son sommeil. Les rues s'ouvraient alentour comme les branches d'une étoile, inanimées, figées dans l'immobilité glaciale de ce morne dimanche après-midi d'hiver. Pas un passant, pas même un enfant; un rideau se soulevait parfois, un oeil rêveur s'attardait sur la neige qui tombait; on pouvait voir alors l'âme de la maison recroquevillée tout entière autour du foyer chaleureux. Nous reprîmes la route de l'observatoire, en voiture cette fois, mais au bout de quelques kilomètres, nous nous trouvâmes face à des congères monumentales qui interdisaient irrémédiablement le passage. La route avait complètement disparu, ensevelie comme le reste du paysage. Le vent poussait maintenant les flocons en rafales sur le pare-brise. Il existait, un peu en contre-bas, une autre route sur laquelle nous tentâmes également notre chance, par simple acquis de conscience, mais sans plus de succès. La neige tombait encore plus dru et les rafales semblaient plus violentes encore. Par la force des choses, nous ne tardâmes guère à nous retrouver sur la place de Valdieu. L'horloge marquait maintenant trois heures trente. Sans doute était-il grand temps de prendre une décision avant que le jour crépusculaire que distillait le ciel depuis le matin se changeât en une nuit profonde et impénétrable. Je songeai soudain aux paroles de Monsieur Noë: ne nous avait-il pas invités à passer chez lui, lorsque nous visiterions les ruines de Logres? C'était donc le moment ou jamais. Bien sûr, nous ne nous connaissions que très peu, mais son accueil deux jours plus tôt avait été si chaleureux que je ne doutai pas un seul instant qu'il ne fût ravi de nous voir. La question était maintenant de parvenir jusqu'à sa maison! Mais nous pourrions toujours achever la route à pied si elle se révélait impraticable en voiture. Par miracle, ou plutôt par un de ces caprices du ciel qui tendraient à prouver que les éléments sont eux aussi animés par une multitude de volontés qui les dirigent et les gouvernent à leur guise, le vent semblait ici balayer la neige pour l'entasser ailleurs, si bien que nous eûmes la surprise d'arriver pratiquement sans encombre dans la grande cour de Monsieur Noë. La porte de la ferme était massive et sculptée comme celle des maisons moyenâgeuses. Je m'apprêtais à laisser retomber le gros heurtoir de bronze quand un bruit de pas me parvint au travers du lourd battant de chêne: notre arrivée avait été entendue. La porte s'ouvrit bientôt sur le visage affable de Monsieur Noë.

- "Tiens, mais voilà nos astronomes! Entrez vite, il fait trop froid pour s'attarder sur le pas de la porte! D'où venez-vous donc par un temps pareil?"

Madame Noë tricotait près de la cheminée; un chat frileux disparut sous un meuble lorsque je la saluai, seul être qui semblât troublé par notre apparition inattendue. Nous eûmes tôt fait d'expliquer notre situation et le maître des lieux eut tôt fait de nous offrir l'hospitalité.

- "Voyez-vous", répétait la maîtresse de maison, "l'hospitalité est chez nous un devoir sacré, comme chez les anciens. Nous aurions été fâchés que vous preniez un hôtel à Valdieu par simple crainte de nous déranger. Et puis, vous savez, je vous dirai que je ne crois pas au hasard. Les pas des hommes sont toujours guidés comme par un être qui voit plus loin qu'eux-mêmes et sait d'avance ce qui est bon pour eux. Aussi notre porte est-elle toujours ouverte à ceux que le ciel nous envoie."

Je compris que nos hôtes étaient animés par quelque foi profonde qui se lisait jusque dans ce regard de bonté qu'ils posaient sur les choses. Il régnait décidément dans cette chaude demeure une atmosphère toute particulière, comme une sorte de rayonnement accueillant et propice à une certaine méditation, quelque chose enfin que je ne m'expliquais pas complètement. Ce petit homme dynamique associant à la vitalité communicative de ses paroles et de sa voix une certaine économie du geste avait de quoi surprendre et séduire tout à la fois. L'homme de la campagne, rompu aux rudes travaux de la ferme, s'unissait harmonieusement en lui à la finesse du lettré comme s'il eût trouvé dans le monde des livres, beaucoup plus que de l'érudition, une certaine sagesse, un goût des choses belles et bien faites qui transparaissait en chacun de ses actes et gratifiait d'une nouvelle dimension la tâche la plus banale. La voix de Monsieur Noë m'arracha soudain à mes réflexions:

- "Vous devriez passer un coup de fil à l'observatoire afin que vos collègues soient avisés de votre mésaventure car il n'est pas impossible que vous soyez retenus ici quelques jours. L'appareil est derrière vous..."

- "Vous avez raison. Je les avais complètement oubliés."

Au bout de quelques instants, je reconnus la voix chaude de Guillaume à l'autre bout du fil. En quelques mots j'eus bientôt expliqué comment j'étais arrivé chez Monsieur Noë.

- Non, non, nous ne faisons pas la chasse aux extra-terrestres. Oui c'est ça, des vacances si tu veux; un peu forcées mais des vacances quand même... J'espère que notre absence ne posera pas de gros problèmes... l'équipe de remplacement restera! très bien alors... je craignais que vous soyez obligés de faire des heures supplémentaires... Vanessa? non, ce n'est pas tout à fait une coïncidence, nous passions le week-end ensemble... mais non! je ne te cache rien, voyons, que vas-tu imaginer?... c'est ça, à bientôt Guillaume, dès que possible."

Comme je raccrochais, un autre déclic accompagna dans mon esprit celui du téléphone: tout à coup je trouvais franchement saugrenue cette surveillance du ciel que j'avais accomplie sans sourciller jusqu'alors. L'observatoire ressemblait de plus en plus étrangement à la tour de Babel, une tour de Babel des temps modernes, plongeant chaque jour un peu plus avant dans le ciel ses antennes scrutatrices. A la recherche de quoi? De qui? De Dieu? Non, pas même, puisqu'on le disait mort, mort du moins dans l'esprit des hommes! Je me sentais maintenant étranger à cette chose d'où était venue la voix de Guillaume, animé secrètement du désir de la fuir avant qu'elle ne s'écroule, répandant la confusion sur la terre.

- "Eh bien, Yohan! Vous paraissez bien songeur, pas de mauvaises nouvelles au moins?"

- "Non, pas du tout, je pensais à notre métier... C'est si ridicule d'attendre comme cela quelque chose qui ne vient pas. Tout est parfois si compliqué que j'en viens à me demander à quoi bon continuer. Ne serait-il pas plus simple de vivre comme vous, paisiblement, au rythme des saisons, sans plus se soucier de ce qui viendra ou ne viendra pas du ciel? Après tout, nous ne pouvons plus rien changer maintenant, ni rien empêcher non plus. Cette surveillance n'est en réalité qu'une abjecte mise en scène destinée à endormir l'inquiétude des populations, rien de plus! Nous donnons ainsi une illusion de puissance, rien qu'une illusion! Tout ce décor ne masque, malgré toute notre science, malgré toutes nos armes terribles, que notre propre faiblesse, notre impuissance à comprendre l'univers. Maintenant que j'en ai vu un de ces fameux O.V.N.I. qui sillonnent le ciel, je ne suis plus sûr de rien à vrai dire: appartiennent-ils à la terre ou bien à une autre planète par-delà les galaxies ou bien encore à un monde parallèle tout proche du nôtre? Je ne sais pas. Les hommes en ont toujours vu; aussi suis-je persuadé que ce n'est pas là le danger que nous attendons du ciel. Les vrais problèmes sont ailleurs, aussi ai-je parfois l'impression que nous perdons notre temps. Je ne sais pas si vous me comprenez?"

- "Bien sûr, je vous comprends mieux que vous ne l'imaginez. Moi aussi j'ai un jour tout remis en question pour reconstruire sur des bases nouvelles une existence plus rude peut-être, mais aussi plus digne, plus juste et plus harmonieuse. Mais nous avons récolté que pour avoir semé! Je ne parle pas de ce qui pousse dans mes champs, je veux dire que ce petit îlot paisible où nous avons la grâce de vivre, nous l'avons conquis et nous l'avons construit avec ce que nous avions de meilleur en nous-mêmes."

- "J'envie cette existence que vous menez! Le jour où toutes les grandes villes seront devenues un enfer irrespirable, où la moindre goutte d'eau sera aussi précieuse qu'un diamant sur le chaton d'une bague, peut-être que les hommes s'apercevront qu'elle était belle la terre, et vivante et bonne! Et quand les fruits se dessécheront dans les arbres, alors ils regretteront le temps de l'abondance où elle rendait au centuple la moindre graine qu'ils semaient."

- "Oui, ils le regretteront ce temps-là, mais ne sera-t-il pas trop tard? N'aurons-nous pas laissé passer la dernière chance que nous avions d'être heureux, cette chance que le siècle nous apportait et que nous avons dédaignée, indolemment bercés dans un cocon d'aveugle indifférence? Moi, voyez-vous, je crois que le moment n'est plus où l'on pouvait impunément fermer les yeux pour ne rien voir; les peuples le savent bien au fond et c'est pour cela qu'aujourd'hui ils commencent à trembler. Ils ont peur, oui, ils ont peur et l'observatoire où vous travaillez, Yohan, est la preuve vivante de cette angoisse qui étreint maintenant les gorges. Les hommes ont violé les lois les plus sacrées de l'existence, ils ont piétiné dans la boue le don sacré des dieux, c'est pour cela qu'aujourd'hui ils lèvent vers le ciel un regard chargé de crainte, la crainte qu'un jour la terre ne soit plus qu'une étoile perdue parmi les autres. Car il pèsera toujours lourd, le ciel, sur la tête des hommes!"

- "Mais peut-être n'est-il pas trop tard", avais-je répondu, "peut-être est-il encore possible de tenter quelque chose avant d'en arriver à cette extrémité fatale? Sommes-nous à ce point oubliés de Dieu? N'y aurait-il donc plus d'hommes pour jeter encore le grand cri d'alarme qui tirera le monde de sa mortelle somnolence?"

- "Vous y croyez, vous, à ce grand cri? Moi, je n'y crois plus guère. Des hommes ont essayé déjà par le passé d'éveiller la conscience de leurs semblables à la justice et à la paix, ils ne sont pas morts dans leur lit, ceux-là, mais d'une balle en plein front comme une autre étoile de sang. C'est fou ce que ça peut être fragile le cerveau d'un homme bien pensant! Pour secouer l'humanité de cette torpeur qui enveloppe progressivement les nations, une parole plus qu'humaine, celle d'un Dieu descendu sur la terre n'y suffirait plus, peut-être faudra-t-il la guerre encore, ou bien un nouveau déluge d'eau, de sang, de feu, de fer et d'acier."

- "Mais c'est affreux ce que vous dites là!"

- "Sans doute, je voudrais me tromper, mais je crains de n'être que trop réaliste. L'érection d'un monde nouveau, si elle doit avoir lieu, passe par l'éradication de tout ce qui est contraire aux lois de la Vie, et tout dans notre comportement est opposé à ces lois. Tout est à remettre en question, aussi est-il à craindre que beaucoup d'entre nous périssent pour que quelques-uns comprennent que la nature dicte une volonté qui est plus forte et plus impérieuse que celle des hommes. Nous avons cru trop longtemps à l'hégémonie illusoire de notre cerveau, c'est pourquoi il nous faudra de nouveau apprendre l'humilité qui est la clef de toute science et de tout art. Plier ou bien être rompus, telle est, me semble-t-il la seule alternative. La nature reprendra fatalement entre les mains de l'homme le sceptre trop longtemps usurpé et elle fera entendre sa volonté aux quatre coins du globe."

- "Vous dites vrai, les lois ne supportent pas d'être violées, car de leur respect dépend aujourd'hui la vie des hommes. Mais je me demande parfois si nous pourrons franchir ce cap difficile. Si toutes les industries venaient à s'effondrer, ce serait comme un retour brutal en plein Moyen-Age, qui nous serait fatal, esclaves comme nous le sommes des machines."

- "Comme je comprends votre scepticisme, Yohan! Lors des grandes mutations géologiques qui marquèrent l'existence de notre globe, seules survécurent les espèces capables de s'adapter, tandis que les autres disparaissaient impitoyablement. Je crois qu'il en ira exactement de même pour nous maintenant: changer ou disparaître, adopter une éthique nouvelle surtout, car je crois qu'il n'y aura plus de place pour ceux qui cultivent et exploitent la misère de leurs semblables. Quiconque sera trop inerte en esprit pour comprendre la mutation indispensable qui doit s'opérer dans la pensée des hommes sera emporté comme un nageur qui avance à contre-courant lorsque les eaux grossies par les pluies balayent tout sur leur passage. Vous connaissez le processus aussi bien que moi."

- "Oui, je vous suis très bien en effet, votre hypothèse se tient parfaitement, puisqu'elle s'inscrit dans la logique de la nature. C'est ce qu'on appelle l'auto-sélection et tout laisse à penser qu'elle choisira les êtres selon des critères qui nous échappent encore en partie mais dont il ne pourra résulter qu'un monde plus juste, une humanité enfin consciente et responsable. Mais une chose à moi me fait peur: nos sociétés ont toujours vécu dans la jouissance égoïste de l'instant présent, savourant les richesses acquises au prix de l'oppression, de la famine, de la guerre, de la haine. On peut dire qu'elles ont vécu sans scrupule! Et si elles allaient mourir sans remords? Que laisseraient-elles pour que naisse la nouvelle génération? Cette terre dévastée, dépouillée, flétrie par la cruauté et la bêtise, pourra-t-elle encore porter cet homme nouveau?"

- "Je l'espère!" a répondu Monsieur Noë d'un air un peu triste. "Pour ceux qui veulent vivre, pour ceux dont les veines palpitent encore du sang de l'esprit, puisse cette ère de malheur s'achever, et les ténèbres se déchirer enfin pour qu'apparaisse un autre soleil!"

Ces paroles là, Monsieur Noë les avait dites comme une prière et pendant des années, elles ont résonné en moi comme le glas de ces époques troubles. Aujourd'hui que ma barbe se fait toute blanche, à l'heure où j'écris ces lignes auxquelles la mort peut-être mettra le point final, je m'en souviens encore pour les avoir répétées souvent lorsque je tremblais moi aussi qu'elle ne meure la terre, avec ses arbres, avec ses fruits, avec ses bêtes et ses hommes.



Sur les grands problèmes des civilisations de cette époque-là: écologie, économie, courants philosophiques et religieux, je savais que Monsieur Noë avait écrit quelques ouvrages où il donnait, dans des pages que j'ai toujours jugées très profondes et très convaincantes, les raisons spirituelles et techniques de notre décadence. Aussi, après notre conversation de ce soir-là, m'avait-il dédicacé celui qu'entre tous il considérait comme le meilleur de ses livres. Il l'avait intitulé "Pitié pour la Terre". Je me souviens très bien m'être mis à le lire aussitôt. J'avais déjà parcouru quelques pages quand la lumière s'éteignit. Les fils électriques chargés de givre et de neige avaient cédé sous le poids, si bien que toute la région ou presque était privée de lumière. Dès le lendemain, notre hôte mettrait en route son installation personnelle dont il ne se servait qu'occasionnellement. Mais pour lors, il ne restait plus qu'à se coucher à la lueur des bougies qui éveillaient dans cette demeure ancienne des grandes ombres vagues qui semblaient surgir d'un autre temps.



Lorsque je me suis réveillé le lendemain matin, mon premier geste a été d'ouvrir les volets. La neige ne tombait plus, mais je compris tout de suite à l'épais tapis qui recouvrait les terres, montant à l'assaut des portes et des fenêtres, que nous ne rentrions pas à l'observatoire ce jour-là. Et au fond, j'en étais ravi. Je sentais confusément que cet exil involontaire serait l'occasion, pour Vanessa et pour moi, d'une sorte de retour sur soi-même que notre vie à Minerve ne nous permettrait pas, quelque chose comme une indispensable mise au point qui, tout à coup, éclairait notre existence d'un jour nouveau.

J'entrai dans la chambre de Vanessa. Elle se coiffait devant un grand miroir qui réfléchissait une image un peu floue comme une eau profonde et dormante. Il me rendit son sourire et l'éclat bleuté de son regard dont je savais que dépendrait désormais tout mon bonheur. Mais bien plus que le reflet de cet instant précis, il me sembla alors que c'était un pan tout entier de notre existence commune que me dévoilait le miroir, comme s'il eût le pouvoir d'anticiper sur le flot occulte des images futures. Vanessa se tenait devant moi, dans toute la splendeur rayonnante d'une beauté laurée dont l'éclat m'ouvrait, me semblait-il, les portes d'un autre univers, incomparablement plus beau que celui dans lequel j'avais jusqu'alors vécu seul. La femme qu'on aime est la seule à posséder ce pouvoir qui est un don sublime de l'amour, d'ouvrir ou de fermer à jamais les portes du ciel. Avec Vanessa, je venais de passer de l'autre côté du miroir, découvrant sous mes yeux éblouis les raisons secrètes que les hommes ont toujours eues de vivre et d'espérer. Le même sentiment de bonheur invincible nous avait à nouveau envahis tous deux, au même instant, ouvrant tout à coup largement les portes de ce paradis où chantent les minutes heureuses vécues par la multitude des hommes depuis l'aube des âges. Si vite évanouies, ces minutes heureuses qui sont pourtant la quintessence de l'être, celles qui nous suivront après la mort! Cependant, malgré l'apparente fragilité de ces minutes privilégiées dont la succession plus ou moins décousue semble laisser dans l'existence de grands passages à vide, notre bonheur n'est-il pas fait de la force qu'on puise dans ces instants si brefs où il semble que l'âme soit emportée d'un seul coup vers ces hauteurs célestes qu'elle atteint si rarement? La dose d'espoir et d'optimisme que nous avons recueillie comme la gemme précieuse au coeur de la gangue, nous aide à traverser les épreuves et les plaines taciturnes dont est faite la vie.



Nous passâmes une partie de la matinée à déblayer la neige qui s'était accumulée autour des bâtiments. Nous dégageâmes tout d'abord l'entrée des étables où meuglaient les bêtes impatientes qui depuis la veille ne reconnaissaient plus le jour et la nuit, confondus dans la même cécité blanche. La campagne tout entière semblait morte. Seul un cri d'oiseau plaintif perçait parfois ce silence étouffé. Les moineaux, les grives, les merles semblaient épier et attendre cette main charitable qui sortait de la maison et déposait sur un coin de la nappe blanche quelques morceaux de pain qui suscitaient trois ou quatre fois par jour un regain de piaillements belliqueux parmi la multitude de ces commensaux affamés.

En début d'après-midi, nous partîmes à pied pour Valdieu. Nous trouverions là les quelques effets personnels nécessaires à notre séjour. C'est dans une ville totalement coupée du reste du monde que nous arrivâmes une heure plus tard. Plus d'électricité, plus de téléphone. Les quelques autochtones qui travaillaient dans la ville voisine, à vingt-cinq kilomètres environ, n'étaient pas sortis de chez eux ce matin-là. Aucune voiture, aucun camion venu de l'extérieur ne s'était arrêté comme à l'ordinaire sur la petite place de l'église. Au fond des boutiques brillait une lampe à pétrole ou quelque bougie qui rappelait tout à coup une époque révolue, clarté tremblante et triste comme des columbaria ou des chapelles ardentes. Ceux-là même qui avaient fait de leur demeure un véritable sanctuaire du progrès, sacrifiant aveuglément au dieu "tout électrique", se trouvaient plus démunis encore: sans chauffage, sans eau chaude, sans lumière, sans la moindre flamme susceptible d'assurer la cuisson des aliments quotidiens. Plus j'entendais s'élever un peu partout, au coin des rues, sur le pas des portes, chez les commerçants, les plaintes de ces villageois que les caprices du temps allaient perturber quelques jours durant, dans la régularité de leurs habitudes routinières, plus il me devenait impossible de réprimer un sourire attristé: un peu de neige en surcroît dans une région où d'ordinaire il n'en tombe que très peu avait suffi à jeter le désarroi parmi cette population installée depuis tant d'années dans la sécurité paisible du confort! Dans cette petite ville coupée du monde depuis deux jours à peine, couraient déjà des rumeurs de panique. Combien pouvait-être malsaine cette étroite dépendance qui liait alors l'individu à la société tout entière, je crois que c'est ce jour-là que je l'ai compris pleinement! Monsieur Noë avait vu clair, son analyse était lucide: ce qui n'était ici qu'un petit drame banal, tôt oublié, pourrait bien prendre un jour à l'échelle de nos capitales, voire même des nations, les proportions d'un véritable fléau. Dans les grandes villes, l'individu qui ne peut subvenir lui-même aux besoins vitaux de l'existence se change trop vite en un pantin désarticulé quand vient à manquer tout ce que, comme par miracle, les camions déposent à l'aube au pied des demeures! Les hommes qui nous gouvernaient alors avaient toujours refusé d'admettre l'évidence, malgré les avertissements réitérés qui accusaient pourtant chaque année davantage la fragilité de nos économies où la centralisation, accentuant la dépendance, livrait de plus en plus les hommes à la merci de l'erreur et de la mégalomanie!

Pourtant, il me sembla néanmoins distinguer un aspect positif dans cet enneigement inattendu dont Valdieu fut parmi tant d'autres la victime infortunée, c'est la solidarité dont les hommes sont capables lorsqu'ils se sentent menacés. Les portes s'étaient ouvertes à ceux qui étaient sans feux ni flamme. Les êtres tout à coup étaient devenus moins renfrognés, moins sauvages, plus affables. Ils avaient accueilli, hébergé, réconforté les plus touchés, distribué sans compter ce qui est plus précieux que tout au monde: la chaleur humaine dont ils avaient besoin, les hommes, et qu'ils n'oublieraient plus. Ces citadins exilés au milieu des campagnes neigeuses s'étaient rapprochés les uns des autres et ils avaient reconstruit entre eux, comme par instinct, les ponts rompus.

 

Chapitre 9