DE MARCHE EN MARCHE

I

Nous voyons devant nous un jeune homme, le fils de bourgeois estimés et aisés, qui est propriétaire d'une grosse maison de commerce ayant appartenu à la même famille depuis plusieurs générations et ayant grandi constamment en puissance et en fortune. Wolfgang doit l'hériter de son père un jour et perpétuer les traditions des ancêtres. Il a bénéficié d'une bonne éducation et, depuis peu, est rentré d'un long voyage à l'étranger où il fut un hôte fêté auprès de nombreuses relations d'affaires de son père. Il doit prendre maintenant au bureau la place qui lui revient en tant que bras droit du propriétaire, et fonder son propre foyer suivant le désir de son père.

Il a une cousine, la blonde Gerda aux cheveux bouclés. Elle n'est que de deux années plus jeune que lui, une rose qui vient juste de s'épanouir. De tout son être émane un charme irrésistible de chaleureuse féminité. Tous deux ont grandi ensemble, et rien n'était plus naturel qu'ils se soient juré fidélité l'un à l'autre avant que Wolfgang ne parte en voyage dans le monde. Mais cette promesse restait encore provisoirement un secret.



Puis le voici à la maison de nouveau. Extérieurement, personne ne peut percevoir de changement en lui, si ce n'est qu'il est devenu plus viril et possède plus de savoir-vivre. Mais Gerda ne reconnaît plus en lui l'ancien Wolfgang : quelque chose d'étrange lui est arrivé, devant quoi elle tressaille au plus profond de l'âme. Il n'est plus venu à elle avec la même familiarité; maintenant, quelque chose de forcé réside dans sa fréquentation.

Peut-être a-t-il regardé, au cours de ces deux dernières années, dans des yeux plus sombres que les siens à elle ? Peut-être quelqu'un a-t-il... ? Ou bien la fille du maire, l'astucieuse Gertrude aux cheveux noirs bouclés, l'héritière la plus riche de la ville, a-t-elle fait sur lui une si forte impression qu'il... ? Ou bien n'est-ce peut-être seulement qu'une certaine timidité qui le domine, alors qu'à son retour il trouve en elle la femme et non plus l'enfant avec laquelle il jouait autrefois et avec laquelle il faisait du tapage... ?

Ce jour-là, de telles pensées et réflexions agitaient Gerda dans sa chambrette, cet asile qui lui avait été offert dans la maison de son oncle fortuné, alors que la peste avait, presque en même temps, emporté ses parents. Elle était assise et cousait, et ses pensées volaient avec l'aiguille entre l'espoir et la crainte. Elle tentait de s'enlever ces idées de la tête, vainement toutefois, quand, revenant à elle, ses yeux tombèrent sur une lettre, sur la table, devant elle : "Celui à qui tu as donné ton cœur t'est infidèle; il en aime une autre". Ainsi s'exprimaient les mots, sans cœur et sans signature.

Certainement, la méchanceté ou même la jalousie avait-elle inspiré ces mots à quelqu'un, il n'y avait aucun doute, mais qui pouvait bien les avoir écrits ?...

Ce n'est pas vrai... Ce qui est écrit là, elle n'y croit pas.

On frappe. Elle glisse la lettre dans la poche de sa ceinture et va ouvrir :

« Ah ! c'est toi Wolfgang...» Une rougeur fugitive couvre ses joues. « Rentre donc et prends place. Je pensais que tu ne trouvais plus mon paisible refuge.

- Comment peux-tu parler ainsi ? fut la réponse quelque peu évasive. Tu sais bien que j'ai tant à faire depuis mon retour ! Mais maintenant je me suis fixé une petite heure pour bavarder avec ma petite cousine, si je n'arrive pas mal à propos. »

« Petite cousine ! » Ces mots l'atteignent comme un poignard. Elle ne répond rien.

Inquiet, il remue de-ci de-là sur sa chaise, puis sans détours, il déclare :

« Tu sais que nous nous sommes solennellement promis avant mon départ...

- Tu n'as pas besoin de me rappeler à mon vœu, dit-elle un peu froidement.

- Mais nous nous sommes promis aussi de le garder secret, et cela je l'ai tenu aussi.

- Moi également, répond-elle paisiblement.

- A présent, mon père aimerait que je me marie, que je fonde mon propre foyer.

- Peut-être t'a-t-il aussi cherché une femme ? » L'aiguille vole nerveusement par-dessus le travail.

« Oui !

- Et toi ? »

Il ne répond rien. Un silence embarrassant règne un instant. Elle extrait la lettre et la lui tend.

« Est-ce vrai ce qu'il y a là ? Wolfgang ! Wolfgang ! Réponds-moi franchement. »

Elle éclate en sanglots. Les pleurs lui restent en travers de la gorge.

« Qui a écrit cela ?

- Je ne sais pas. Hier cette lettre est arrivée. Mais réponds-moi ! Est-ce vrai ?

- Pour l'instant, il ne s'agit pas de cela, rétorque-t-il en s'esquivant. Je t'ai toujours aimée comme une sœur, je pensais aussi à ce que tu pourrais un jour... Mais maintenant la question est de savoir ce que je dois répondre à mon père. Tu sais qu'avec lui, il n'y a pas lieu de plaisanter.

- Et tu viens chez moi pour me demander conseil ? »

« Pauvre Wolfgang ! »

De grosses larmes brillent dans ses yeux pendant qu'un pli amer se forme sur sa bouche.

« Ne sens-tu pas à quel point, en cet instant, tu te tiens lamentable devant moi ? Tu me demandes conseils, si tu dois rompre le vœu que tu m'as fait. Par ta demande, tu l'as déjà fait. Entre nous, tout est fini. Va et sois heureux, si tu peux, avec Gertrude, car c'est d'elle naturellement dont il s'agit. », ajoute-t-elle d'une voix blanche...

Il sort tout confus de la chambre.


Cela fut le premier grand faux pas que je commis, car Wolfgang c'était moi. Et ce ne fut pas mon dernier. Il en attira de nouveaux après lui, l'un après l'autre.

Un an après, j'étais marié avec Gertrude, à cette étrange femme qui me dominait si totalement, à cet elfe noir qui me plantait si profondément ses griffes dans l'âme. Je l'avais prise pour son argent, car elle n'avait jamais pu éveiller en moi un sentiment quelconque de tendresse. Le peu d'amour dont ma nature égoïste était capable, je l'avais voué à ma pauvre cousine; mais, en moi, la voix de l'esprit de lucre était plus forte que celle du cœur. Je marchandais comme un misérable poltron, je la délaissais, elle mon génie lumineux, elle qui m'aurait sûrement élevé à elle, aussi certainement que l'autre m'attirait, moi misérable, toujours plus profondément vers le bas.

Le mariage fut brillant. Tous ceux qui avaient quelque réputation dans la vieille ville d'Hansa furent invités. Seule Gerda manquait. Elle était couchée avec une forte fièvre qui l'enchaînait depuis longtemps à son lit de malade, et qui minait pour toujours sa santé délicate. Elle se sépara par la suite de son père nourricier et gagna sa vie par un travail de couturière.



Au début tout allait bien pour nous. Mon père mourut bientôt, et je devins Directeur de la Firme. Nous vivions fort magnifiquement et remplissions le vide intérieur avec de bruyantes festivités. Nous ne nous asseyions pas souvent à deux, main dans la main, c'était comme si un sentiment intérieur nous exhortait à éviter la solitude. Mais de temps à autre, il en allait autrement. En une telle occasion, où nous étions justement assis à table, je vins à parler de Gerda.

« Ne me parle pas de cette hypocrite ! dit-elle. Elle n'en vaut pas la peine.

- Mais tu es injuste, répondis-je. Gerda est une bonne fille.

- Tu n'as pas honte de dire cela devant moi ? persifla-t-elle. Crois-tu que j'ignorais quelle intrigue elle a nouée pour nous séparer ? Crois-tu que je ne savais pas comment elle voulait t'attraper avec ses larmes et ses embrassades délicates ? Au début, cela lui réussissait - oui, je sais, vous étiez secrètement fiancés -, mais je fus plus intelligente qu'elle, je posai une contre-mine qui fit sauter le tendre lien. Ah ! ah ! ah !

- Tu lui as peut-être écrit la lettre anonyme où il était dit que j'en aimais une autre ?

- Oui, mon petit, tu dois m'être redevable de cela, car cela donna à l'affaire une autre tournure, alors que tu étais là comme un fou et ne savais pas à quoi t'en tenir. Nous devrions fêter ce coup avec un verre de notre meilleur Bourgogne ! Eh ! »

Elle appela le concierge, mais je me levai. Il me vint un sentiment de dégoût tel que je n'en avais jamais éprouvé auparavant, et cependant je fus trop poltron pour intervenir pour ma cousine. Comme un misérable, je pris la fuite au lieu d'affronter le combat pour sa défense. Oh ! j'avais sur la conscience tant de défaites, et après chaque nouvelle défaite, leur puissance grandissait au-dessus de moi.



Ma mère était morte alors que je n'avais que quelques années, mais j'avais une amie maternelle dans la ville : Dorchen, mon ancienne nourrice.

Elle était la seule à me dire la vérité et à me mettre en garde à l'encontre de la vie que je menais. La fidèle âme ! Elle ne craignait pas de parler à la conscience du capitaine fêté de la finance quand elle l'estimait nécessaire. Je n'ai jamais eu envers personne autant d'estime et d'attachement à la fois. Elle avait sur moi un pouvoir certain, mais celui de Gertrude était le plus fort. Elle ne pouvait pas souffrir celle-ci. C'est pourquoi elle ne venait jamais à la maison, mais me visitait au bureau, très souvent au début, toutefois plus rarement par la suite.

« Pour une fois, j'aimerais prier monsieur », avait-elle dit un jour. Elle me parlait toujours à la troisième personne. Je pensais que ce serait une faveur quelconque qu'elle voulait demander pour elle-même, et j'avais de ce fait la réponse immédiate :

« Ce que tu veux, chère Dorchen, tu dois l'avoir, cela je te le promets.

- Monsieur ne promet-il pas plus qu'il ne peut tenir ? dit-elle. J'aimerais, pour préciser, le prier de prendre lui-même les rênes en main dans sa maison et ne pas les céder à Madame Gertrude, car elle la conduit à l'abîme.

- Dorchen, répondis-je un peu sévèrement, la chose ne te regarde pas.

- Ainsi cela ne me regarde pas quand Monsieur va à l'abîme ! Cela me regarde autant que la félicité de mon âme, çà, je le dis à Monsieur !

- Pardon, chère Dorchen, je sais, tu me veux du bien, mais...

- Monsieur a eu tort quand il repoussa mademoiselle Gerda et prit l'autre - cela m'atteignit à l'âme comme une épée - mais, à présent, il lui faut en supporter les conséquences et chercher à devenir leur maître. Que Monsieur soit dans sa maison un homme et un maître, sinon elle l'attirera dans la perdition. J'ai eu de mauvais pressentiments et je dois le mettre en garde. »

La bonne Dorchen ! Elle me connaissait mieux que moi-même, mais sa mise en garde amicale s'évanouit sans laisser de trace derrière elle. J'en gardai seulement une certaine crainte de Dorchen que je n'avais jamais connue auparavant. Cependant, dans la mesure où l'influence de Dorchen sur moi s'amenuisait, celle de Gertrude augmentait. Elle savait si bien me mener, elle était aussi intelligente qu'elle était forte.

Nous n'avions pas d'enfants. La maison était vide à part quelques pique-assiettes et faiseurs de cure. Mais je ne me souciais pas de cela. Ma femme en tant que telle m'était complètement indifférente - je me dédommageais d'autres manières - mais je ne parvenais pas à me libérer de son pouvoir sur moi.



Aux contrariétés domestiques se joignirent les revers de fortune externes. L'affaire allait mal. Un de nos plus gros vaisseaux, qui était sur le chemin du retour avec une riche cargaison ramenée des Indes, sombra corps et biens près de Madagascar. Un autre deux-mâts, chargé de céréales, prit tellement l'eau qu'il parvint à atteindre de justesse le port anglais le plus proche, où la cargaison dut être vendue à bas prix parce qu'endommagée par la mer. Je commençais à spéculer dans une autre branche d'affaires n'appartenant pas à notre Maison.

Dans l'espoir d'un gain illicite, je me laissai engager avec quelques Juifs dans une affaire peu honorable, mais fut moi-même mystifié et dut supporter à la fois le dommage et aussi la honte. Mon prestige ainsi que mon crédit arrivèrent à chanceler.

Ma femme, qui avait constamment besoin de toujours plus d'argent, et qui en avait vainement demandé à son père, m'incita à essayer ma chance au jeu. Tout d'abord j'eus de la chance et rapportai à la maison des sommes importantes. Cela m'éperonna tellement que je devins bientôt un joueur passionné. Je négligeais mon affaire. Je passais mon temps dans les compagnies les plus mauvaises. Je perdis une grosse somme l'une après l'autre, j'empruntai chez les usuriers et me trouvai bientôt au bord de la ruine. Une nuit, je rentrais du club à la maison, à moitié ivre et désespéré. J'avais perdu une grosse somme que j'avais empruntée la veille pour couvrir avec elle une autre dette. Il y avait encore de la lumière au salon. Je rentrai. Là, ma femme était assise et présidait à une table de jeu où quelques jeunes dandys appartenant à l'aristocratie boursière de la ville étaient assis avec une pile d'argent devant eux. Mon ivresse m'inspira un courage que je ne me connaissais pas.

« Messieurs, leur dis-je, je ne permets pas que vous déshonoriez ma demeure tandis que vous en faites un tripot. J'espère que vous me comprendrez si je vous souhaite une bonne nuit. »

Ma femme devint pâle de fureur. Elle ne m'avait encore jamais entendu employer un tel ton. Cela la surprit tellement qu'elle ne parvint pas, durant un certain laps de temps, à dire un mot. Mais soudain, l'orage éclata avec une horreur de mots d'insulte que je ne chercherai pas à reproduire. Entre-temps, ses hôtes s'étaient levés et s'en étaient allés, l'un après l'autre, sans dire un mot.

A présent, nous étions seuls. La tempête s'était apaisée mais s'agitait encore dans nos cœurs. Cette fois, je m'étais imposé, et il semblait presque que cela en ait aussi imposé à ma femme, tellement même qu'elle employa envers moi un tout autre ton. Je ne sais pas encore aujourd'hui si cela était un jeu ourdi ou bien l'expression de son état d'âme :

« Assieds-toi et parlons ensemble franchement », dit-elle sur un ton presque amical. J'obéis mécaniquement. Cela m'étonna. Comment devais-je expliquer ce changement soudain ?

« Tu sais, poursuivit-elle, que j'ai besoin d'argent. Tu n'as rien pu me donner ces derniers temps et je suis trop fière pour en demander à mon père, après qu'il m'ait déjà éconduite une fois. Donc, tu ne dois pas t'étonner que je cherche autour de moi après la même source d'assistance. Je t'assure que j'y ai plus de chance, poursuivit-elle avec un sourire plein de mépris. Mais cela peut ne pas continuer toujours. Si je gagne quelque chose, tu en perds d'autant plus. Il faut cesser de jouer. Entends-tu ? Tu n'as pas le sang-froid nécessaire pour jouer.

- Toi-même m'y incitas pourtant, objectai-je.

- Oui, je sais. Mais je reconnais maintenant que tu n'es pas grandi à ce fait héroïque. »

Les paroles me saisirent de telle manière que je me sentis tout à coup honteux devant elle. Je me trouvais à nouveau sous sa forte influence et je sentis intérieurement que dorénavant je n'oserais plus jouer.

« Nous devons chercher une autre aide autour de nous, poursuivit-elle, car la réputation de la maison doit être maintenue à tout prix, me comprends-tu ? N'as-tu rien à proposer ? »

Je dois avouer que je ne me suis jamais senti aussi affolé qu'à ce moment. Elle me transperçait du regard, et je crois qu'elle s'amusait intérieurement de mon incapacité à me débrouiller, ainsi que du pouvoir qu'elle avait de nouveau gagné sur moi.

« Comment se présente aujourd'hui ton bilan ? demanda-t-elle. Je ne pense pas seulement aux astreintes de demain et après-demain, je parle de notre situation financière au sujet de notre maison de commerce. »

Je réfléchis un instant. J'étais redevenu à jeun tout d'un coup et citai alors une forte somme, mais qui ne suffisait pas encore.

« Cela fait beaucoup d'argent », dit-elle froidement. Elle resta ainsi longtemps immobile et muette. Je ne disais mot également. C'était un pénible silence : je me souviens encore distinctement de la manière avec laquelle j'étais assis là et comptais le tic-tac de la grosse pendule.

« C'est environ la fortune que mon père laissera un jour derrière lui, poursuivit-elle à voix basse, comme si elle se parlait à elle-même. Il est maintenant d'un âge avancé, le vieux, et brinquebalant. Son asthme a augmenté ces derniers temps, il n'a plus longtemps à vivre. Mais - baissant la voix dans un murmure - je ne suis pas seule héritière. La moitié seulement me reviendra. Charles-Georges, ce dingue, le dernier-né, est lui aussi encore là pour partager avec moi. Ah ! si seulement... »

Elle leva son poing serré puis le laissa descendre à nouveau détendu sur son genou.

« As-tu entendu dire, poursuivit-elle, que Charles-Georges aspire à venir dans le monde ? Il est à l'âge où le caprice Viking se fait valoir. Ah ! ah ! Un Viking avec des membres solides et un cerveau mou ! Mais fais-le seulement voyager. Ne pourrais-tu pas - elle susurra ces mots à peine audibles - le faire partir en bateau sur un navire vers les Indes occidentales ? Tu me comprends bien ? »

Diabolique pensée qui ne pouvait naître que dans une tête comme la sienne ! Comment pouvais-je la deviner ? Etais-je donc déjà tombé si bas, ou bien étais-je sans volonté sous l'emprise de cette femme ? Avec tout ce que j'ai subi, cela me martèle encore aux tempes avec une terrible force, quand se réveille en moi ce souvenir inquiétant.

Ainsi, "Wotan", un petit trois-mâts âgé et en mauvais état, qui avait déjà fait le tour du monde il y avait plusieurs années, fut armé pour un tour du monde, et une cabine fut aménagée auprès de celle du Capitaine avec un luxe particulier. Charles-Georges monta à bord mais les rats gagnèrent la terre. Toutes voiles dehors, le vieux courrier des Indes Occidentales glissa hors du port. En guise d'adieu, un chapeau fut agité au huitième pont, et il partit...

La nouvelle arriva quelques semaines plus tard qu'une yole chavirée, portant le nom de "Wotan" à l'étrave, avait abordé au rivage près de Brest.

Très peu de temps après mourut le vieux bourgmestre, "de la perte de son fils" disait-on. Mais de vagues bruits se propagèrent qu'il serait mort de violentes crampes d'estomac et d'affreux vomissements. Ce qui se cachait là ne fut jamais découvert. Personne ne pouvait devenir soupçonneux et personne n'osait exprimer un quelconque soupçon. J'avais mes propres idées, mais me tus très sagement.

Ainsi nous étions sauvés ! Mais cela avait coûté le peu de paix de l'âme qui restait encore à deux personnes; toutefois cela devait donner un nouvel éclat à la vieille maison. Personne ne savait combien le vieux bourgmestre autoritaire avait caché dans sa cassette, mais tous convenaient que ce devait être une grosse fortune. Maintenant cela devait se montrer au jour. Au milieu des festivités usuelles, le coffre-fort fut ouvert en la présence de ma femme et de moi-même, et toutes les caisses et coffrets dans la grosse demeure du bourgmestre, du haut en bas...

Mais c'était partout vide, ou presque !...

Quelques bourses de monnaie sonnante et quelques papiers et titres de peu d'importance, c'est tout ce qu'on trouva ! S'il n'avait rien gardé, ou bien comment cela était parti, ne put jamais être éclairci.

Quelques jours après, ma femme disparaissait sans laisser derrière elle trace d'aucune sorte. Comme je ne désirais pas son retour pour différentes raisons, je propageai moi-même le bruit qu'elle avait entrepris un long voyage pour apaiser la douleur du double deuil de son frère et de son père.



Je m'étais enfermé dans ma chambre et allais de-ci de-là, comme un fauve en cage, un fauve dans la peur la plus affreuse. J'étais ruiné, déshonoré, et la fière maison de commerce, que des générations d'ancêtres avaient entretenue, gisait là, démolie, à mes pieds. Et tout cela était mon œuvre. Cela ne m'avait pas coûté 15 ans de ma vie pour l'accomplir ! Plus grave encore que tout, était la voix en moi qui criait : "ASSASSIN" ! Je ne l'avais pas entendue auparavant. Aussi longtemps que je subissais l'influence du démon, je n'éprouvais aucun repentir, aucun remords; c'est comme si elle supportait toute la responsabilité sur ses fortes épaules. Mais désormais, désormais j'étais libre; désormais mon âme, elle aussi, avait une langue, et les accusations qu'elle élevait contre moi étaient impitoyables. Je me tordais les mains, mais dans mes yeux, il n'y avait pas de larmes. Je m'arrêtais, je m'arrachais les cheveux, mais l'angoisse ne diminuait pas.

On frappa à la porte, d'abord doucement, puis plus fort. Je retins mon souffle. Qui cela pouvait-il être ? Une toux opiniâtre perça à travers la porte. « Wolfgang ! Wolfgang ! », appelait une douce voix de femme. J'ouvris : un être famélique, misérablement vêtue, avança sur le seuil.

« Ne connais-tu plus Gerda, ta propre cousine ? dit-elle sourdement. Oui ! J'ai beaucoup changé depuis que nous nous sommes vus. C'était il y a 16 ans, à l'enterrement de ton père, où tu as surtout fait attention à moi. Depuis lors, la tuberculose m'a beaucoup malmenée, si bien que je n'ai plus très longtemps à vivre.

- Est-ce toi vraiment, cousine Gerda, toi que je vois encore si jeune et si belle dans mon souvenir ? Viens, assieds-toi ici et dis-moi ce qui t'amène aujourd'hui.

- Je te remercie. Cela fait du bien de pouvoir s'asseoir. La route jusqu'ici a été pour moi si longue et si pénible ! D'abord la montée, puis les escaliers. Ma préoccupation, dis-tu ? Oui, je pressentais que tu avais le cœur lourd, c'est pourquoi je tenais à te tendre la main et à te regarder encore une fois dans les yeux.

- Comment sais-tu ce qu'il en va de moi ?

- Wolfgang, j'ai été beaucoup plus près de toi toutes ces années que tu ne t'en doutes. Crois-tu que l'on puisse jamais oublier tout à fait celui qu'on a un jour enfoui dans son cœur ? Tu t'es arraché de moi et tu m'as causé une blessure qui n'a jamais cessé de saigner, mais j'ai toujours été tienne et le resterai aussi longtemps que ma faible mèche de vie rougeoiera.

- Viens-tu pour me faire des reproches ?

- Combien peu tu connais l'essence de l'Amour si tu peux questionner ainsi. Mais tu n'as jamais nourri ni donné l'amour, c'est pourquoi tu ne comprends pas combien on est touché par une langueur qui nous consume vers l'homme que l'on aime, lorsqu'il gît lui aussi dans la fange.

- Crois-tu que j'y suis aujourd'hui ?

- Tu dois le savoir toi-même. Je sais que tu es allé sur des voies erronées, que tu as violenté ton "Je" le meilleur, que tu es sous une influence qui t'a progressivement attiré dans le péché et la honte, sous une influence que tu étais trop faible pour secouer.

- Assez ! assez ! m'écriai-je. Qu'est-ce que tout cela ? Veux-tu m'accuser ? Sache donc que je m'accuse moi-même plus encore. Sache que je porte dans ma poitrine l'enfer tout entier.

- Cela aussi je le savais. C'est pourquoi je suis venue. Vois-tu, Wolfgang, quand on aime, on est attiré comme par un cordon vers l'objet de son amour. On peut, à certains moments, se plonger dans son cœur, lire ses pensées, saigner à ses blessures, endurer sa souffrance. Chacun des cris d'angoisse de son âme est un messager qui crie "Viens !". Ainsi a-t-il appelé durant des jours et des nuits, c'est pourquoi je sais que c'est pénible pour toi, et à présent je suis ici. »

J'allais ça et là avec inquiétude dans la chambre et ne pouvais rien lui répondre.

« Ne veux-tu pas épancher ton cœur en moi ? dit-elle avec une douceur apaisante. Cela te causera un soulagement. Je souffre avec toi. Partage avec moi aussi le réconfort que je t'apporte.

- Il n'est plus pour moi de consolation. Tu arrives trop tard. Tout espoir est passé.

- Cela, je ne le crois pas. Aucun homme n'a jamais sombré aussi bas qu'il n'ait pu à nouveau se redresser. Ecoute-moi, Wolfgang : tu es ruiné, je le sais, mais regarde le malheur dans les yeux, comme un homme, et commence une nouvelle vie.

- Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu ne me connais pas. Je ne suis pas un homme. Je suis un misérable coquin. »

Elle était assise là, longtemps muette, et m'observait aller et venir avec inquiétude. Il vint sur ses traits émaciés quelque chose de si douloureux que j'eus le sentiment un instant que c'était elle la malheureuse aux pieds de qui je devais me jeter pour pleurer avec elle et pour la consoler. Mais tout aussitôt, les furies se déchaînèrent à nouveau si affreusement dans ma poitrine, que je n'eus plus une pensée pour l'ange assis dans ma chambre. Je la voyais à peine. Elle devait bien avoir compris qu'elle ne pourrait rien obtenir ! Les mains tendues, elle vint vers moi et me prit la main que je ne pus lui retirer.

« Wolfgang ! dit-elle, et les larmes ruisselèrent sur ses joues maigres. Promets-moi une chose : ne porte pas la main sur toi, attends, je dois te sauver. »

Il y avait une telle force de volonté dans l'être affaibli dont je tenais la main que j'en fus une seconde presque accroché. Je sentis en moi monter une force miraculeuse. Avais-je aussi le pouvoir... ? Non, mille fois non ! La minute suivante, l'enfer en entier était à nouveau en moi. Je m'arrachai à elle, me précipitai hors de la chambre sans lui dire adieu...

Le jour suivant, au matin, on me décrochait d'une poutre du toit, jusqu'au sol...

Wolfgang avait vécu...

Partie II